La Bibliothèque do Dan

La Voix de son Maître

Le Couârail (4)

 
 
 

Toute la semaine, notre papa s’était arrêté chez le père Galate. Il y retournait même après manger. C’est que le père Galate lui prêtait son atelier. Notre papa avait décrété qu’il ne travaillerait pas ce vendredi, ni samedi. Il servit le petit-déjeuner à notre maman alors qu’elle était encore au lit. Faut reconnaître que notre irruption gâcha un peu la fête. Et il partit avec sa remorque, notre Fofo gambadant à ses côtés. Juste pour s’amuser, il roula sur la double-porte en fer de la mère Kélère. Tu parles les deux roues du vélo, celles de la remorque… A part ça, il nous engueulait parce qu’on dérangeait la vieille dame. « Ça m’étonne pas de lui », railla notre maman. A son retour, la remorque était chargée de panneaux de bois...
« Qu’est-ce va faire ? ». Nous avions beau lui poser la question, il répondait invariablement : « Vous allez voir ce que vous allez voir... ». Nous n’étions guère avancés. Le grand panneau servirait de fond et maintiendrait l’ensemble. Un socle, des panneaux placés à l’horizontale, d’autres plus petits à la verticale. Tenons et mortaises attendaient la colle, ne restaient qu’à emboîter et à serrer. Au lieu de fermer les extrémités, les panneaux verticaux étaient placés à quarante centimètres du bord... Bizarre, bizarre…

 

      Deux portes recouvertes de Formica noir, avec chacune un triangle jaune, fermeraient la partie centrale. Et voilà notre papa avec une porte dans les mains, ses vis prêtes à être vissées. Les avant-trous avec la pointe carrée avait été faits...
- Où est passé mon tournevis... J’ l’ai posé là... C’est pas toi qui l’as pris, Oda ?
- Qu’est-ce te veux que j’fasse de ton tournevis !
Il feûgna à gauche, il chercha à droite. Notre maman s’y mit aussi. Et d'un coup :
- C’est vous ! (nous accusa-t-il en nous pointant du doigt).
- Le Sotré l’a caché ton vinrats tournevis !
- Le Sotré ! J’vâs t’en coller un d’Sotré !
Notre maman retrouva le satané tournevis... coincé entre les pattes du Fofo. Il s’en donnait à cœur joie en rognant le manche en bois. Enfin, les portes furent fixées. Notre papa les rabattit. Un sifflement marqua son admiration : « Au poil, dit la mouche, je vole ! ». Portes fermées, les triangles jaunes s’assemblaient à merveille pour former un carré.
- Même pas fermé ! (se moqua ma sœur).
Cela faisait censément comme un meuble inachevé. Une partie centrale avec des extrémités à tous vents... « Vous allez voir ce que vous allez voir... ». Il s’ingénia à y fixer des tubes en cuivre. Pesta plus d’une fois parce que les tubes ne s’ajustaient pas comme il fallait.

 

Chaque extrémité formait une étagère : « Ici, on mettra les verres ». Aussitôt dit, aussitôt fait. Notre maman ramena un des deux cartons rangés sous son lit, l’ouvrit, en sortit les verres à apéro, ceux à digestif, ceux à vin, ceux à eau. Tous étaient encore emballés dans du papier tout fin et bruissant. C’étaient le cadeau que leur avaient offert la tâta Nénète et le nonôn Popaul pour leur mariage. Elle les lava, les essuya et les arrangea avec soin sur les étagères. Les tubes en cuivre servaient, à la fois, de rambardes et de décoration. Nos parents contemplaient leur nouveau meuble et leurs occupants. Ils étaient comblés.
- Là ! (notre papa désignait la partie fermée par les portes) te pourras mettre tes tricots, ta boîte à couture, tes revues de mode.
Sauf que le dessus du meuble demeurait nu.
- Et là ? (demanda ma sœur).
- Vous allez voir ce que vous allez voir... (et il rajouta à l’intention de notre maman) J’irai bien la chercher tout de suite.
- J’suis impatiente de la voir là (répondit-elle en montrant le nouveau meuble).
- Voir quoi, môman ?
- Vous allez voir ce que vous allez voir... (coupa notre papa).

 

Le lendemain, nos parents partirent vers on ne sait où. Ma sœur, le Fofo et moi nous retrouvâmes sous la garde de la tante Agathe. Nous étions confortablement installés au poste de guet. De sa fenêtre, Fanny demanda : « Alors, c’est le grand jour ? ». La tante s’époumona : « Ils sont descendus il y a une demi-heure ». Fanny referma sa fenêtre en lançant un « Superbe ! ». Quelque temps plus tard, la Catinète sortit de chez elle, traversa la rue et s’arrêta à la fenêtre :
- Ils sont partis la chercher ?
- Ça y’est la Catinète, c’est en cours (répondit la tante).
- Comment is vont la ramener ? Ça doit être bien lourd d’après ce que m’a dit madame Oda.
- Son beau-frère les ramène avec sa voiture.
- Je comprends mieux, pass’que faire tout ce chemin en la portant, c’est pas évident. Bon, je file chez Monsieur Goupil. Vous m’raconterez tout ça quand j’remont’rai.

 

Il n’était guère loin de midi lorsque la Traction du nonôn Popaul se gara devant la maison. Nos parents en sortirent. Direction le coffre. Le nonôn et notre papa en extirpèrent une grande et grosse caisse en carton... Nous nous précipitâmes, le Fofo sur les talons.
- Pas sur la route ! (cria la tante Agathe qui depuis sa fenêtre admirait la nouvelleté).
Un long couinement annonça le Fanfan. Sans même descendre de vélo :
- Ça y est ! Fanny m’a dit que c’était la même que nous. Il vous la fait à combien ?
- 39.000 F (répondit notre papa).
- Comme nous. Ça fait cher…
- On l’a pris à crédit sur deux ans.
Et le Fanfan redémarra en vacillant vers sa maison. Le nonôn Popaul glissa :
- Tu ne lui as pas dit qu’il t’avait fait cadeau de la première mensualité.
- L’a pas besoin d’le savoir. 1.706 F, ça fait une belle remise. Et en échange, je lui pose ses étagères.
Survint un petit camion du Mièsse. Il ralentit, klaxonna, s’arrêta à la hauteur de la Traction :
- Ça y est, vous vous êtes décidés (lança le conducteur).
- C’est fait Mimil’, on va avoir un peu de gaité dans la maison (répondit notre maman).
- Toujours sur Nânci ? (demanda notre papa).
- Ouais. Toi aussi ?
- Evidemment… Aujourd’hui, c’est congé.
Trois têtes émergèrent de la bâche à l’arrière :
- Et ton meuble est suffisamment solide ?
- T’inquiète Igor. Ce matin, on est monté dessus avec l’Oda et on a dansé.
- Faut toujours qu’il dise des bêtises (rigola notre maman).
- Vous avez intérêt à l’arroser (se bidonna le Mimil’).
Et le petit camion redémarra.

 

Ce n’était pas le tout, fallait le monter, ce gros carton qui paraissait bien lourd. En face, arriva le car des Rapides de Lorraine en provenance de Nancy. Il s’arrêta à notre hauteur. « Je comprends pourquoi t’es pas dans mon car », cria le chauffeur par sa fenêtre. Les samedis, comme il ne travaillait que le matin, notre papa avait coutume de revenir en car au lieu d’attendre 18 h pour la Micheline.
- Je t’ai attendu 2, 3 minutes à Essey. T’es rentré à quelle heure hier ?
- Passées neuf heures. L’Oda et les Mioches étaient aux cent coups.
Notre papa traversa la rue. Moitié dans le coffre, moitié dans le vide, le pauvre nonôn Popaul s’évertuait à maintenir en équilibre le gros carton. Ma sœur et moi, nous précipitâmes, en criant :
- L’Sotré va casser la caisse ! L’Sotré va casser la caisse !
- Filez de là ! (rugit notre maman) Si ça tombe, vous allez être écrasés. Milou ! Milou !
- J’arrive… C’était pas beau, j’te jure. Broyée la vache. Ils ont dû la découper pour la dégager de dessous.
- Ça m’est arrivé une fois. Paf, dans un virage, une vache au milieu de la route. J’roulais pas vite, heureusement. Et pis, un car c’est moins lourd, ça freine plus facilement.
- L’autorail était trop amoché. On a dû attendre un train de secours… Deux heures de retard quand même ! Et le mois dernier, une heure passqu’il y avait trop de vent…
- Milou ! (cria une nouvelle fois notre maman).
Heureusement, le chauffeur lui dit qu’il y avait péril en la demeure. Aussi sec, notre papa revint à grands pas. Le chauffeur redémarra en lançant :
- Va pas la casser avant d’en avoir profité.

 

Le gros carton était posé sur le trottoir lorsque arriva la Mélie.
- Les Chlodère ont encore fait des frais ! Montre voir, Milou (Notre papa désigna le gros carton) Vinrats d’vinrats ! On voit rien. Viendrai quand vous l’aurez installée. J’espère qu’il t’a fait un bon prix le voleur là. La semaine dernière, j’lui ai acheté un réfrigérateur. C’est bien ça. Fini mon garde-manger. 70 l qu’il fait. Vinrats d’vinrats, j’lai payé 57.000 F. J’en voulais un plus gros, mais 125.000, c’est trop !
- Ça vous suffit pour vous deux.
- Oui, oui. Pis y’a un thermostat, un bac pour faire les glaçons. Et il m’a fait une garantie de cinq ans.
Sans se préoccuper de la conversation des grandes personnes, ma sœur coupa :
- Te r’viens de la Suisse ?
- Vinrats, j’âs été dire bonjour à mes morts (rigola la Mélie).
- T’nous emmèneras en Suisse ?
- Un de ces jours… Un de ces jours… Bon, le Milou, te crois que ton engin va monter tout seul là-haut ?
- On vous attendait m’dame Mélie.
- D’la queutze ! Moi, j’âs autre chose à mamayer. A moins que t’viens faire mon manger. Vinrats !
- Surtout que Igor est rentré depuis longtemps.
- Si l’est pas content le vinrats là, il a cas faire sa bouffe tout seul. Au fait, t’as des nouvelles du Tintin ?
Le Tintin était cet homme qui avait foncé dans les barbelés en dévalant en traîneau la pente de la Sapinète. Dès que les routes avaient été dégagées, on l’avait transféré à l’Hôpital Central de Nancy. Il venait de rentrer avec un beau pansement à l’œil. Mais, les médecins pensaient qu’il n’avait pas totalement perdu la vue.
- Pas totalement perdu la vue. Vinrats d’vinrats ! Ça veut dire quoi ?
- J’en sais rien (répondit le nonôn Popaul) Avec les toubibs…
- Evidemment ! Et la Marthe ?
- Elle est sortie de l’hôpital le soir même. Elle avait juste des égratignures dans les jambes.
- Vinrats d’vinrats !
Et sur ces bonnes paroles, la Mélie s’en alla de son pas nonchalant.

 

Ce n’était pas le tout, fallait le monter ce gros carton. Notre papa et le nonôn grommelèrent plus d’une fois dans l’escalier. Enfin, le carton se retrouva au sol.
- J’arrive p’us à arquer (rigola notre papa en restant courbé).
- Tu m’étonnes. Avec l’escalier là. Raide, étroit comme tout… Et toi Popaul ?
- Ça va. A l’arrière, on a meilleure prise. Bon, on l’ouvre ?
Le contenu du gros carton fut posé sur... le nouveau meuble. C’était une sorte de caisse toute pimpante. Notre papa brancha un fil électrique à une prise. Il tourna un gros bouton... La caisse émit des grésillements saugrenus. Notre papa grimpa sur une chaise. Presque au plafond, il baladait un fil tout fin... Notre maman s’impatientait... Perché sur sa chaise, notre papa trimballait toujours son fil. Qu’espérait-il ?
- C’est beau (s’extasia ma sœur tout en ne sachant pas à quoi cela pouvait bien servir) T’vâs attraper l’Sotré.
- Plus vers la fenêtre Milou (conseilla le nonôn).
Les grésillements saugrenus s’amplifièrent au point d’érafler nos oreilles. La grosse voix du nonôn tonna :
- Là ! Revient un peu en arrière.

 

La caisse mugit ! Nous fîmes un bond en arrière. Le Sotré venait-il de se faire piéger ? Bien sûr que non. D’ailleurs nous connaissions cet appareil. C’était une radio ! Une radio comme chez le pépère, comme chez le nonôn Popaul. Mais, la nôtre était bien plus grosse. Et bien plus belle. Une radio ? Pas seulement... Un aller et retour, et le nonôn Popaul remonta une pile de disques. Des disques grands comme ça ! Dur comme tout et cassable pour un rien. Notre papa souleva le couvercle de la radio, leva le bras, posa un disque, reposa le bras. En sortit une voix lente, inaudible...
- Ouâré d’Milou ! (s’écria le nonôn) Mets en 78 tours.
En changeant la vitesse, notre papa bouscula le bras.
- Attention, Milou ! (cria notre maman) T’vâs rayer mon disque.
Enfin, la voix de Tino Rossi sonna clairement. Même notre Fofo parut ravi. Le museau pointé vers la radio, il dodelinait de la tête au rythme de la musique. Seule, ma sœur trouva à redire :
- « Petit papa Noël », c’est pas la Noël (Noël ! Noël ! Le mot bourdonna dans sa tête) T’as pris la prise du sapin !
- Oh, d’ici là, j’aurai trouvé une solution (répondit notre papa en prenant des verres sur l’étagère).
Cette nouvelleté valait bien un pastis. Ce que burent les hommes, tandis que notre maman sirotait son traditionnel Martini. Et nous ? Bâ, une limonade ! C’était jour de fête, nème ?
- T’vois qu’il est bien pratique mon beau meuble (pavoisa notre papa).
Pour toute réponse, ma sœur haussa les épaules.
Nous avions vu cette nouvelleté. Précisément, cette nouvelleté enchantait nos oreilles. A peine étions-nous debout que notre maman se dirigeait vers le beau meuble. Elle tournait le gros bouton. Aussitôt, jaillissaient de mystérieuses voix venues de je ne sais où…

 
 
Flech cyrarr

La suite :

Le Couârail (5) L’apéro

 

Date de dernière mise à jour : 25/03/2025

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