La Bibliothèque do Dan

Sports d’hiver

Le Couârail (3)

 
 
 

Si on appelait la Sapinète ainsi, c’est parce que le sommet du coteau était planté de sapins. Tu t’en doutais, je pense. C’était une bonne côte et la plus proche de chez nous. Une bien belle descente, à moitié sur un terrain ouvert, à moitié sur une pâture. Evidemment, évidemment, en cette saison bœufs et vaches étaient à l’étable. Cette pâture était plus pentue, plus rapide que la partie dite ouverte. Les amateurs de glisse se la donnaient et dévalaient la pente à une de ces vitesses, moôn !
Le problème c’est que cette fabuleuse descente était fermée par trois rangées de fil de fer barbelé. Bien souvent l’équipage se penchait d’un côté ou de l’autre, ainsi il renversait le traîneau et stoppait net. Celui qui ne savait pas s’arrêter ou qui l’oubliait… Amateurs de sensations fortes et de vitesse, en avant ! Dès le repas avalé, tirant leurs traîneaux, nos parents, la tatâ Nénète et le nonôn Popaul s’en allèrent là-haut. Ils n’en reviendraient qu’à la tombée de la nuit.
Pendant ce temps, nous faisions du traîneau dans la cour de la Sous-préfecture. A tour de rôle puisque nous n’avions qu’un seul traîneau. Les deux autres étant réquisitionnés par nos parents. Les aînés de nos cousins s’attelaient à la corde. En avant pour un tour de cette cour relativement vaste, mais désespérément plate.
Lorsque les aînés en avaient marre, ils déclenchaient une faramineuse bataille de boules de neige. Le Dédé prenait les choses en main pour faire un bonhomme de neige. Il récupérait les accessoires auprès de notre mémère : deux morceaux de houille pour les yeux, une carotte pour le nez, un cache-nez, le chapeau de paille de notre pépère, un balai en paille de riz. Et le tour était joué. Ne restait plus que la neige à rouler pour faire le corps, la tête et les bras. Nous remontions chez nos grands-parents complètement frigorifiés.
Ah oui, par « traîneau » traduit « luge ».

 

Dès que nous entendîmes le roulement de la porte coulissante, nous nous précipitâmes : « Môman ! Pâpa ! ». N’allons pas si vite en besogne, nous étions les derniers à accueillir les parents. Malgré ses petites pattes, la Mahon était en tête du peloton. La queue dressée à la verticale, elle lançait de joyeux « Maooôn ! Maooôn ! ». Plus âgées et équipées de plus grandes pattes que nous, nos cousines nous devançaient largement. Quant à nos cousins à l’âge de l’adolescence, ils ne daignaient même pas se déplacer. Presque aux pieds de nos parents, une bourrasque nous bouscula :
- Alôre Popaul, et le Tintin ?
L’événement avait eu lieu dans l’après-midi et toute la ville en était informée.
- J’en sais pas plus que vous, belle-maman. On les a emmenés à l’hôpital. Le Tintin était salement amoché...
- J’ai pas été voir (fit la tâta Nénète en prenant une mine de dégoût).
- Moi, non plus (approuva notre maman en se précipitant vers le radiateur. Ah ! si elle avait pu imiter la Mahon. La chatte était déjà juchée sur la planche fixée au-dessus du radiateur et jouissait pleinement de la chaleur).
- Vous me ferez mourir.
Nos parents s’ingénièrent à rassurer la mémère :
- On glisse plusse loin, on risque rien… Dans la pâture, y’a trop de monde.
Pour ne rien arranger, le Tintin s’était levé bien tôt. Il avait effectué de nombreux dépannages toute la matinée. Si bien que lorsqu’il arriva à la Sapinète, il paraissait bien fatigué. Malgré tout, il avait voulu faire quelques descentes. Les premières s’étaient bien passées.
- Vous me ferez mourir... S’arranger de la sorte... Un œil crevé...
- Bien abimé, belle-maman (la reprit le nonôn) On en sait pas plus pour l'instant. La Marthe a été…
- Oh oui (se souvint brusquement la mémère) Alors ?
La Marthe était blessée aux jambes. Personne n’avait eu de nouvelles de l’hôpital.
- Vous me ferez mourir...

 

- On mange chez la mémère ! (décréta le Dédé).
- On rentre chez nous ! (gronda son père) Vous reviendrez demain. Nous, on ira à la Sapinète, hein Oda ?
- Vous me ferez mourir... (répéta la mémère).
- On mange chez la mémère ! J’ veux des knèpes ! La môman fait jamais les knépes...
C’était prévu depuis ce midi. Notre maman monterait la soupe et du fromage à la tante Agathe et redescendrait pour manger. Des knèpes ? Notre maman éructa un bruit notifiant son dégoût.
- Il reste des rôties ! (grogna la mémère. Puis, sur le ton de la supplique) Laissez donc’ les gamins, Popaul. Si vous allez encore à la Sapinète, vous n'aurez pas besoin de les ramener.
- Ça change rien, nous amènerons les p’tites...
- On mange chez la mémère ! Nème, pépère, on mange chez vous ?
- Arrange-toi avec ton père (esquiva notre grand-père en bon diplomate).
Ma sœur passerait la nuit chez la mémère. Elle approuva bruyamment l’idée du Dédé.
- Bon... Bon... Si tout le monde est contre moi… (concéda le nonôn Popaul). Oda ! Milou ! Prêts pour demain ? Mais, qu'est-ce t’mamayes sur ton radiateur ?
- Depuis toute petite... Elle me faisait damner pour aller jouer dans la neige et, après, elle braillait qu'elle avait froid.

 

Le lendemain, les grands axes étaient dégagés et les camions purent ravitailler les commerces. Le Tintin fut transféré à l’Hôpital Central de Nancy. On devait l’opérer de l’œil dans la journée. Quand à la Marthe, elle s’en sortait avec une belle frayeur et d’aussi belles égratignures aux jambes. Elle avait réintégré sa maison. A la Sapinète, les descentes en traîneaux battirent leur plein durant plus d’une semaine. Le tapis blanc étant alimenté de temps en temps par quelques chutes de neige. Mis à part quelques bosses et bleus, il n’y eu pas d’autre accident.
Et puis, le vent du Sud mangea la neige. Tout revint à la normale ou presque…

 

        Une paire de semaines… Nous avions fait le marché en compagnie de notre mémère. Traditionnelle escale, le passage chez la Dédée pour acheter le pain. Aussi traditionnelle, la distribution des bonbons. Maintenant, j’avais droit aux carambars. Bien sûr, ma sœur raconta qu’elle avait fait la marchande chez le Totol.
- B’jour Berthe, b’jour Oda.
Le Coco remontait de son fournil. Ma sœur laissa le crachoir aux grandes personnes. De quoi parlaient-elles ? Je n’en sais trop rien, nous (ma sœur et moi) étions affairés à déguster nos bonbons. Ah si, elles parlaient de toutes ces supérettes qui s’étaient ouvertes depuis l’après-guerre. Entra un jeune homme : « Messieurs-dames ». Ce fut à peine si on lui répondit. Et vas-y que je jacasse.
- T’sais Berthe, dans un sens, on est bien content d’prendre notre retraite.
- Dans quatre ou cinq ans (compléta le Coco).
Le jeune homme, plutôt bien propre avec son costume-cravate sombre, un chapeau sur la tête, patientait en chantonnant. Sa mélodie était à peine audible surtout pour notre maman et ses interlocuteurs tellement ils étaient pris par leur discussion.
- R’garde les Coop. Te fais tes achats chez eux, ils te donnent des timbres. Quand t’as remplie la page, t’as droit à un cadeau.
- J’suis jamais allé chez eux (répondit notre maman).
- Et les Duby vont ouvrir une nouvelle boulangerie avec l’alimentation. C’est ta copine, nème Oda ?
Le jeune homme, en plus de fredonner, sautillait sur place. Sans doute voulait-il attirer l’attention sur lui. En vain.
- J’l’ai vu sur le marché (répondit notre maman) Elle m’a dit que son magasin serait aussi grand que la SANAL. Et, ils feront de tout, même de la charcuterie sous vide. J’aimerais pas manger ça.
- Et le jeune homme (fit le Coco) i veut peut-être quèque chose ? (Le jeune homme commanda un pain) T’sais Oda, is vendent ça depuis longtemps aux Spar, aux Ecos, aux Coop… Tiens, la Dédée, donne voir un pain au jeune homme.

 

Le jeune homme obtint son pain et patienta encore deux minutes pour récupérer sa monnaie. Dès qu’il referma la porte derrière lui :
- Te sais qui c’est ? (demanda la Dédée).
- Le nouveau gigolo d’la Marie (tonna notre mémère).
- C’est ça. Bernard qu’i s’appelle.
- Il travaille aux Ponts-et-chaussées (affirma le Coco).
- Mais, non !
- Mais si. J’sais bien. Il est aux Ponts-et-chaussées, dans les bureaux. Il est de Lubécourt.
- Te déraille le Coco. Le jeune de Lubécourt travaille bien aux Ponts-et-chaussées, mais il rentre tous les soirs par le car. Lui, le Bernard, il travaille au Génie rural et il est de Nomeny. Enfin, de par là, à l’Intérieur.
- Non, non, non.
- C’est pas le premier qui va chez la Marie (intervint notre maman, histoire de couper court la dispute entre la Dédée et son frère).
- Ah, ma pauv’ fille (s’exclama notre mémère en levant les yeux au Ciel) Déjà avant-guerre, elle prenait des jeunes chez elle.
- Ses neveux qu’elle dit (s’étouffa le Coco dans un fou rire satanique).
- Et ça l’empêche pas d’aller communier tous les dimanches (se moqua la Dédée).
- J’me demande pourquoi Monsieur le Curé tolère ça (grogna notre mémère).
Le couârail se poursuivit, il y avait bien d’autres gens à critiquer : celui ou celle qui buvait trop, qui trompait le conjoint, qui ne savait pas éduquer ses enfants. Bref, celle ou celui qui s’était écarté du droit chemin. Il arriva le moment où les cancans furent épuisés. Et l’on quitta la Dédée et son frère.

 
 
Flech cyrarr

A suivre

Le Couârail (4)
La Voix de son Maître

Date de dernière mise à jour : 25/03/2025

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