Le Marché

Le Couârail (14)

 
 
 

Traditionnellement le jeudi, la Catinète allait au marché. Elle avait fini son tour, elle posa ses cabas à terre.
- Môman vous a payée pour le mois dernier ?
- Oui, oui, vous en faites pas madame Oda. J’suis allée faire sa lessive hier. J’passe chez vous demain après-midi ? Quand f’rais l’ménage chez Demoiselle Agathe.
- J’changerai mes draps le matin. Et le mariage ?
- Encore trois semaines. J’espère que vous viendrez au vin d’honneur, et les Mioches aussi, nème ? Tonio sera bien content (la Catinète désigna deux de ses cabas, ceux qui étaient le plus remplis) Voyiez-voir, c’est pour Monsieur Goupil tout ça.
- Il est tout seul, i mange tout ça ? (s’exclama notre maman).
- Pensez-voir. Chaque semaine, il me fait le coup. Et c’est des légumes, et c’est de la viande, et c’est du fromage… Deux jours après il me dit : j’en ai trop, je vous ai préparé cela. Tous les samedis, pour pouvez être sûre madame Oda, j’ai droit à un cabas rempli. Il rajoute même des gâteaux. Et j’ai pas intérêt à refuser. Il se fâche.
- Vous avez vu le Fanfan ? (notre maman se souvenait soudainement de l’événement du jour).
- C’est des racontars tout ça. Personne n’a rien vu et tout le monde en parle.
- Y’en a qui disent qu’il s’est fait renverser.
- C’est le Sotré qu’a fait ça !
- Oh, le Sotré, c’est un manre mandrin comme vous, les Mioches (rigola la Catinète) Pensez-voir madame Oda. Je l’ai vu qu’i rentrait à la Mairie quand je descendais au marché. Si ça se trouve le Fanfan a pris trop vite son virage devant chez le Jano et il est tombé tout seul.
- Oh Catinète (protesta notre maman tout en se marrant).
- Faut bien rire un peu madame Oda. Du moment que le Fanfan est entier, ça ne lui fait pas de mal.

 

La Catinète était sur le point de repartir lorsque arriva le père Mohhat. Comme à son habitude, il nous embrassa et… la Catinète eut un mouvement de recul. Se reprenant, elle finit par faire la bise au père Mohhat. Il venait de « piller » le fromager comme il dit en riant :
- Münster, Bleu d’Auvergne, Gruyère et Cantal. Me voilà fin prêt pour affronter la s’maine (il désigna la fringante femme qui passait à quelques mètres) La pimbêche parade toujours.
- C’est la femme… (la Catinète montra une maison de l’autre côté de la rue qui faisait le tour de la place).
- C’est ça. L’autre jour, elle a fait un tel esclandre chez la Dédée.
- Il parait, la Lolotte m’en a parlée (répondit notre maman).
- Qu’est-ce qu’i s’est passé ?
- Une histoire de fesses, Catinète. La Dédée était aux premières loges (rigola le père Mohhat).
- On va au Qwâroye père Mohhat ?
- Mikète ! (protesta notre maman).
- On ira dimanche. En s’maine, j’ai pas le droit (rit le père Mohhat).
- Moi aussi, j’vâs au Qwâroye !
- Tu viendras avec, le Dabo.
- Oh, ces deux-là. Et madame Mohhat, ça va ?
Depuis toute petite, notre maman connaissait les parents de la Mimie. Combien de fois, l’une et l’autre lui avait dit de les appeler par leurs prénoms. Mais non, elle n’y arrivait pas.

 

- La mère Mohhat va bien, Oda. Là, elle est partie choisir son téléviseur. Moi, ça ne m’intéresse pas. Ma radio et mon journal me suffisent. Et quand je veux me distraire, j’ouvre un livre ou je vais faire une balade dans la campagne.
- Martini ! Martini ! (criâmes).
Le Félix embrassa tout le monde, sauf le père Mohhat à qui il serra la main.
- Alors le père Mohhat, ça getse ?
- Ça va et chez toi ?
- C’est tout bon. Faudra que vous veniez voir notre nouvel appartement.
- Ils sont bien installés (fit notre maman sur un ton admiratif).
- Z’ont même une baignoire. Une grande baignoire, t’sais (rajouta ma sœur).
- Parles-en à ma bourgeoise. C’est elle qui veut jamais sortir. Sauf aujourd’hui (rigola le père Mohhat) Elle est par chez toi, chez le marchand de téléviseurs.
- J’l’ai vue en v’nant. Elle m’a dit de vous en parlez, que c’est vous qui décidez…
- C’est nouveau ça. Parce qu’à la maison, c’est elle qui porte le pantalon. Et j’ai intérêt à filer droit.
Tous s’esclaffèrent.
- Sans blaguer : elle m’a dit dimanche après-midi.
- C’est noté Félix. Si la bourgeoise l’a dit, il faut le faire.
- J’ai ta commande Catinète. Enfin presque, me manque plus que le vin. Je vois mon copain la semaine prochaine.
- Martini, whisky, Ricard, Porto et des jus de fruits pour les enfants ?
- Mais oui, j’ai tout. Ton mariage sera bien arrosé. Je t’amènerai tout ça, disons samedi. Enfin, pas le samedi là, l’autre d’après quand j’aurai récupérer le vin. J’ai même une bouteille de Calvados et une autre de marc de Bourgogne. Celles-là, c’est moi qui les offre.
- Et l’Fanfan, t’as des nouvelles ? Parait qu’i s’est fait renverser devant chez le Jano.
- Penses-tu Oda, je l’ai vu ce matin. Justement chez le Jano. A mon avis, le Jano s’est fait voler une neuve bicyclette. Ils étaient dans le magasin, je les ai juste salués du dehors. Mais c’est vrai que les gens ont toujours besoin de sensationnel.
- Y’a de l’animation chez nous (s’esclaffa le père Mohhat) T’vois Oda, pas besoin de téléviseur.
- Bon, j’vâs vous laisser (dit le Félix) J’dois être à deux heures à Morhange. Et comme j’ai dit à la Domi que je faisais les courses ce matin… Bonne journée.
- Toi aussi. Embrasse la Domi pour moi (cria notre maman).
Le départ du Félix provoqua la dislocation du couârail.

 

« C’est pour mon mari. Moi, j’aime pas le poisson ». C’est ce que disait, à chaque fois, notre maman. Et c’est ce qu’elle dit en arrivant chez le poissonnier. Et elle rajouta :
- Ma belle-mère a eu une arête plantée dans la gorge. Elle a dû aller à l’hôpital pour qu’on lui enlève.
Comme toujours, le poissonnier fit semblant d’entendre l’histoire pour la première fois :
- Regardez-voir. De la raie. Voyez les arêtes sont grosses et c’est du cartilage. Avec ça, pas de risque qu’elles se plantent dans votre gorge. J’vous la fais à 460 F.
Notre maman grimaça et en rajouta une couche. Elle n’aimait pas le goût du poisson. Que c’était pour son mari et les Mioches. Que son mari était un fin pêcheur. Que le poisson de chez nous, ce n’était pas pareil. Le poissonnier l’approuva sans convictions. Forcément, lui vendait du poisson venu de la mer. La transaction fut perturbée par l’arrivée de Fanny.

 

En temps normal, nous ne nous préoccupions guère de ce que racontaient les grandes personnes, c’était « malpoli » disait notre maman. Nous avions fait bonjour à Fanny ce matin, cela suffisait. Mais, le chaud accent du Sud-ouest de notre voisine aviva notre frais intérêt lorrain. Le vol chez le Jano en était le centre.
L’affaire était moins grave que cela. La Mairie avait commandé une bicyclette neuve pour le Fanfan. Le Jano l’avait réceptionnée, l’avait apprêtée. En attendant que le Fanfan vienne la chercher, il l’avait garée sur le trottoir appuyée à sa vitrine. Hier en fin d’après-midi, un plaisantin avait dérobé la bicyclette. Il l’avait abandonné devant le magasin des Schuh. Quant à l’histoire de l’hôpital, le Fanfan s’y était bien rendu ce matin, mais pour déposer un papier de la Mairie.
- Rassurez-vous madame Chlodère, Fanfan est en pleine forme. Et il va avoir une bicyclette neuve.

 

Tandis que Fanny, le poissonnier et notre maman philosophaient sur la mauvaise moralité des gens d’aujourd’hui, ma sœur s’emballait. Un plaisantin qui prenait une bicyclette neuve et allait la déposer à cinq cents mètres de là n’était point vicieux comme le prétendaient les grandes personnes : « Le Sotré ! C’est le Sotré ! ». Nous n’avions aucune raison d’aller chez les Schuh. Qu’à cela ne tienne… Les yeux de ma sœur scintillèrent aussi fort que ceux du Chanoire lorsqu’il prépare un mauvais coup. Elle échafauda un plan :
- T’vâs d’mander à la môman de t’acheter des chaussures, comme ça on ira chez les Schuh. Comme ça, on trouvera l’Sotré... Dolorès, elle a dit qu’c’est moi qui vâs trouvé l’vélo.
- Qu’est-ce vous complotez les deux ouärés ?
- Oh rien, père Mohhat. On discute juste du Sotré.
- M’étonnes pas.
- Ça y est, vous avez fait vot’ tour de marché.
- C’est fait Oda. J’âs trouvé une bien belle salade chez le Totol. R’garde (Fanny salua le père Mohhat) Alors, paraît qu’vous êtes débarrassées d’vot’ mari ? (lui demanda-t-il).
- Débarrassée de mon mari…
- Je plaisante Fanny. Mais, j’ai entendu des racontars comme quoi, l’Fanfan se s’rait fait écrabouiller.
- Ne m’en parlez pas monsieur Mohhat. Justement, je racontais à madame Chlodère…
Fanny répéta tout ce qu’elle venait de dire à notre maman. Le père Mohhat conclut :
- T’vois Oda, pas besoin de télévision pour se distraire.

 

Son couârail terminé, notre maman reprit le fil de sa commande. Ma sœur me rappela à l’ordre : « D’mande-lui de t’acheter des chaussures ! ». Notre maman ne fut guère de cet avis :
- Chaussures ? Chaussures ? (répéta-t-elle comme si elle n’avait pas compris) T’les as aux pieds, tes chaussures !
- Le Dabo veut des chaussures neuves ! (s’énerva ma sœur).
Notre maman passait sa commande comme si elle avait bouché ses oreilles. Le poissonnier lui avait conseillé un filet de cabillaud, bien moins cher que la raie. Quitte à la rendre triste, voire à la mettre en colère, ma sœur utilisait n’importe quel argument lorsqu’elle avait décidé quelque chose :
- Si t’as pas d’argent, on en demandera à la mémère !
- J’ai pas besoin de la mémère pour rhabiller mes gosses ! Excusez-moi… (dit notre maman à l’intention du poissonnier).
- Vous inquiétez pas, j’ai les mêmes problèmes avec mes enfants.
- Elles sont trouées ! R’garde, ses chaussures sont trouées ! (reprit ma sœur en élevant la voix pour attirer l’attention des badauds).

 

Vexée jusqu’au trognon, notre maman régla le poissonnier, nous empoigna, nous traîna vers le seul étal de chaussures du marché.
- Pas ici, c’est moche ! (glapit ma sœur) On va chez les Schuh !
- Chez les Schuh ou ici, c’est pareil. J’vâs pas courir à perpète avec mes sacs pleins.
Avions-nous vraiment besoin de courir jusque chez les Schuh ? L’étal était bien affriolant : entre autres des sandales en cuir marron. Aussitôt, le marchand fit la réclame :
- Des sandales Amigo. Regardez, elles sont bien robustes, la semelle très résistante (le marchand pliait l’une des sandales dans tous les sens) Je vous les fais à 799 F.
- Elles sont belles (m’extasiai-je).
Ma sœur me colla un coup :
- On va chez les Schuh, t’l’sais ! (Et à notre maman) N’empêche que la mémère m’a achetée des chaussures la s’maine dernière chez les Schuh.
- Moi ! J’mets pas les pieds chez les Schuh !
Ma sœur piqua une rage comme elle savait si bien les simuler. Elle tapa des pieds et aboya : « On va chez les Schuh ! ». Une claque colora sa joue. Ce qui amplifia ses braillées. Elle menaça de se rouler par terre si notre mère ne nous emmenait pas « immédiatement » chez les Schuh. L’esclandre prenait des proportions inquiétantes. Une nouvelle gifle menaçait. Nous étions la risée du marché comme le déplora notre maman. Alors, au lieu de coller la gifle promise, elle nous empoigna et nous mena tambour battant…

 
 
Flech cyrarr

La suite :

Le Couârail (15)
La Cacate

 

Date de dernière mise à jour : 26/03/2025

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