La Bibliothèque do Dan

L’apéro

Le Couârail (7)

 
 
 

Tous les regards se dirigèrent vers le trottoir vis-à-vis. Tous répondirent par un signe au bonjour du jeune homme qui remontait la rue en soulevant son chapeau.
- Nom de Dieu ! Le Bernard est pressé d’aller se réchauffer entre les cuisses d’la Marie !
La Mélie protesta « Galate ! ». La tante Agathe se limita à un « Ho ! » tandis que notre maman et notre papa pouffaient. Sur un ton innocent, la Mimie avança :
- C’est le neveu d’la Marie.
- Si le Bernard est le n’veu d’la Marie, moi j’suis l’Pape ! (s’esclaffa le père Galate).
- Vinrats, ça doit bien faire son sixième neveu (renchérit la Mélie en souriant).
- Pourtant (insista la Mimie) j’ai vu la Marie à la sortie de la messe dimanche dernier. Elle m’a même dit que son neveu avait une belle place au Génie Rural et qu’il venait de Nomeny. (Pour toute réponse, elle n’obtint qu’un rire général et moqueur) Et sa fille, on la voit p’us.
- Quelle fille ?
- La fille d’la Marie, pardi (précisa la Mimie).
- Tu parles (rigola le père Galate) Ça risque pas. La mère se tapait son mari. J’ne sais même pas s’ils sont toujours ensembles…
Personne n’en savait rien puisque la fille n’avait pas réapparut depuis cinq ou six ans.

 

- Encore une que t’as pas accrochée à ton tableau de chasse, nème Galate !
- Pourtant, la Marie est bien plus jeune que vous…
- De quinze ans, Oda (approuva-t-il) Elle a eu quarante-neuf cette année. Son ventre est pas en ardoises, les crapauds grimpent dessus.
- T’sais l’Oda, ça le dérange pas. Jeune ou vieille, tout était bon pour lui. J’es sûre qu’on aurait mis une robe à une vache, il aurait couru après. Dans le temps, on disait : cachez vos poules, la belette est là (Comme tout le monde la regardait sans comprendre, la Mélie expliqua) Faites attention à vos filles, le Galate est dans les parages. Figures toi (reprit-elle en tapant sur le bras de notre maman) quand il est rentré d’la guerre et qu’il a su que j’étais veuve, il m’a enquiquinée : « T’es veuve, t’as besoin d’un homme ». Vinrats ! Ça faisait bien six ans qu’il était marié et qu’il avait trois gamins !
Dans un rire convulsif, le père Galate lâcha :
- Au début qu’il t’a fréquenté, Igor voulait me fracasser la tête. T’souviens Igor ?
- T’as d’la chance que je t’attrape pas ce jour-là.
- Bon (fit la Mélie) Faut j’aille. J’ai mon manger à faire. Et toi, te rentres pas à point d’heure. A midi, si t’es pas là…
- On va prendre l’apéro chez le Milou. J’ai toujours pas vu son meuble monté et sa belle radio.
- Bon, midi trente. A trente et un, t’iras manger avec les chevaux de bois ! Compris Igor ?
- Laisse donc’ vivre ton bonhomme !
- T’frais mieux t’occuper d’ta fôme, Galate. Au lieu d’mettre ton museau dans l’ménage des autres !
Et la Mélie s’en alla de son pas nonchalant. Le cabas au bout de son bras balançait en cadence. Au passage, elle salua la mère Kélère en levant le cabas à la hauteur de sa ceinture.

 

- Aïe ! T’me fais mal avec tes griffes (protesta la tante).
- Fofo ! Descends ! (ordonna notre maman sans succès).
Le Fofo grognait et montrait les dents. « L’Grilou ! », les grandes personnes tournèrent la tête dans la direction que j’indiquais.
- Nom de Dieu ! Le chien du Heûle (tonna le père Galate).
- Sâpré saloperie ! (renchérit Igor) L’a faillit me mordre trois fois.
- Aussi beau que con (conclut notre papa) Des poils gris comme ça, on dirait un loup.
- Il a même attaqué notre pauv’ Fofo (Le Fofo grognait toujours) T’vois, il s’en rappelle (constata notre maman).
- Ah, j’l’ai cogné cette kègne de cabot.
- Nom de Dieu, le Milou, j’me souviens (le père Galate fut prit de fou rire et gigota comme si la scène se reproduisait à l’instant et qu’il en était l’acteur principal) Avec ta charpagne… Et vlan ! Et vlan ! Et le père Heûle… Il gueulait que t’avais tué sa kègne.
- Vous êtes déchaîné père Galate (fit la tante) Pire qu’un Sotré !
C’est à ce moment qu’arriva, de Nancy, un camion du Mièsse. Il stoppa vis-à-vis. Par la fenêtre, le Mimil’ lança :
- C’est ça ton grand ménage ?
- L’Oda m’a réquisitionnée (riposta la Mimie) Et maintenant, on va prendre l’apéro.
- J’descends ma cargaison (rigola-t-il en faisant allusion à ses passagers : Tonio, le Dani, le Nano et le chef) Commencez pas sans moi, nème !
- T’inquiète Mimil’ (rigola notre papa) on en prendra que trois d’avance.
- Moi, j’viens maintenant.
Tonio profita de l’arrêt improvisé pour dégringoler de la benne. Le car des Rapides de Lorraine passa en klaxonnant. Toutes et tous agitèrent la main. Le Mimil’ redémarra derrière lui.

 

Tonio était un grand maigre, aux cheveux noirs frisés, à la moustache bien fournie et aussi noir. « Un vrai Rital » plaisantait notre papa. Il était venu chez nous après la guerre pour reconstruire la ville. Il avait connu notre papa à cette époque. Maçon de profession, il travaillait pour le Mièsse. Comme plusieurs de ses camarades italiens, Tonio avait décidé de s’installer chez nous. Il salua la cantonade.
- T’as raté c’matin…
- Qu’est-ce vous avez encore fait comme conneries ? (demanda Igor).
- Tu sais l’autre connard de Brin. Hier, il a pleuré auprès du chef pour faire les raccords. Alors que d’habitude, c’est le Mimil’ qui les fait (Igor acquiesça d’un hochement de tête) Ce matin, il prépare son ciment. Tu sais comment il est… Si t’es à côté de lui, il te saoule. Et je fais comme ci, et je fais comme ça. Bref, il prépare son ciment et en attendant qu’ça prenne, il va prendre son casse-croûte. Il mange jamais avec nous… On en a profité pour pisser dans son auge. Tous, hein ! Même les plombiers, les électriciens… Imagine, dix mecs autour de l’auge, le machin dans la main, en train de pisser (Tonio minait l’action et communiqua son fou rire à la cantonade).
- Vous devriez faire un chantier en face de chez moi, comme ça j’aurai du spectacle.
- Bâ, alôre, tante Agathe (fit notre maman) voilà qu’on se dévergonde.
- Y’a pas d’âge pour ça (rigola-t-elle).
Et le rire secoua l’assemblée.
- Sympa l’ambiance sur le chantier ! (tonna la Mimie lorsque tous eurent retrouvé leur sérieux) Nous, au bureau, on se sert les coudes entre collègues. Nème Oda ?
- Oh oui, on s’entendait bien. Surtout contre le chef.
- Il emmerde tout le monde (s’excusa presque Tonio) Il connaît tout. Il sait mieux que les autres. Il dit même aux chauffagistes comment ils doivent bosser. Toujours à te donner des ordres comme si c’était lui le chef. Avec sa bouche en cul de poule !
- Entre nous, on s’tire pas dans les pattes (compléta Igor). Mais LUI, il fait tche tout le monde. Et, en plus, il cafte au chef quant tu fumes ou que tu discutes trop longtemps.

 

L’autre connard de Brin se prénommait Jean-Charles, mais tout le monde l’appelait le « Connard de Brin ». Autant dire que les relations étaient très tendues. Complexé, jaloux des autres, il se croyait le meilleur. Il hinsait les compagnons entre eux pour mieux les dominer. Sous prétexte qu’il avait fait le collège et une école technique à Nancy, le Connard croyait tout savoir et tout diriger. Il était prêt à tout pour arriver.
- J’vois pas qui c’est… (cherchait notre papa).
- Il était pas là au temps de la cantine. Il est chez Mièsse seulement depuis cette année. Il vise la place du contremaître qui doit partir en retraite dans quelques mois.
- C’est pas le Mimil’ qui doit reprendre ?
- Mais non Milou (rectifia la Mimie) Rappelle-toi, on en a discuté l’aut’ fois. Le Mimil’ veut pas s’emmerder avec ça.
- C’est dommage. Avec le Mimil’, on aurait été plus tranquille.
- De quoi tu plains Igor ? T’es en retraite dans un an ou deux (rétorqua Tonio) Moi, pfuitt…
- T’vâs pas voir ta dulcinée ? (demanda à brûle-pourpoint notre papa).
- Plus tard. Tu fais bien d’en parler (répondit Tonio) vous êtes tous invités au vin d’honneur. Même vous tante Agathe.
- Faudra que vous veniez m’chercher avec votre brouette. La Catinète m’a dit qu’elle me ferait porter du gâteau. Moi, j’ai droit au dessert (fit-elle en narguant les autres).
- J’vous apporterai un piat Porto.
- Vous pouvez l’garder vot’ Porto (rigola la tante) J’âs jamais bu d’ma vie. C’est pas aujourd’hui que j’vâs commencer.
- Un petit verre, c’est bon tante Agathe.
- Que nâni, Milou ! Mon frère aîné buvait comme un trou…
- Me rappelle (fit le père Galate en tripotant la fermeture éclair de sa cotte) Il habitait là (rajouta-t-il en désignant la maison d’en face, celle où ils venaient de faire les finitions).
- C’est ça. I perdait la tête et i frappait sa femme. Ça donne pas envie d’boire, croyiez-moi.

 

Tandis que les hommes montaient à l’étage, notre maman et la Mimie entrèrent dans la pièce et déposèrent leurs lourds cabas sur la table. Notre maman sortit les marchandises : des pâtes, du riz, une boîte de haricots, un steak, des saucisses à cuire… Bien que notre maman lui cuisine ses repas, la tante aimait garder son ravitaillement à porter de mains.
- Laissez Oda, j’vâs ranger. Laissez don’ Oda, c’est l’heure de votre apéro.
- J’vous r’descends vot’ salade de patates.
- Depuis le temps que j’en ai envie. Avec les knacks, nème ! Ils sont rudement bons les knacks des Barthe.
- L’temps que j’les chauffe.
Et tout le monde se retrouva chez nous, sauf la tante évidemment, pour participer à cette cérémonie de l’apéro.

 
 
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La suite :

Le Couârail (8)

La  Descente

 

Date de dernière mise à jour : 25/03/2025

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