La Descente

Le Couârail (11)

 
 
 

Dès sept heures trente, le père Choumake sortait une chaise sur le trottoir, sauf lorsqu’il faisait par trop froid ou mauvais temps. Il ratait ceux qui partaient pour la première Micheline, mais les autres…
- Salut Milou, t’es en retard.
- B’jour. Panne d’oreiller…
Notre papa Pédalait vers la gare. C’est que la seconde Micheline s’élançait pour Nancy à 7h42 précise. C’était l’heure où passaient, les mardis et vendredi, le Zidôre et son Haretar. Eux ramassaient les poubelles. Mais, aujourd’hui, nous étions jeudi. L’Homme de Lettres talonné par la Femme des Nouvelles, tous deux effectuaient leur tournée. L’un distribuait le courrier, l’autre le journal. Vis-à-vis arrivaient les employés de la Sous-préfecture. Certaines et certains lui adressaient le bonjour. Plus bas, celles et ceux de la Mairie rejoignaient leurs bureaux tandis que les premières personnes du haut de la rue commençaient à descendre vers le marché… ou pour celles et ceux qui avaient fait le marché à l’ouverture remontaient les bras chargés.
On ne se bousculait pas sur les trottoirs, loin de là. Mais suffisamment de passages pour discuter avec l’une ou l’autre. Ainsi le père Choumake avait eu vent de l’évènement du jour. Et il avait autant de versions que de gens qui lui en avaient parlé. L’idée d’inventer une fiawe lui était naturellement venu. Il se la récitait dans la tête en attendant son auditoire. Il les avait vus s’arrêter chez Goupil…

 

Accompagnés par notre maman et la Mélie, nous arrivions. On se salua et la Mélie décida de poursuivre sa route : « On s’retrouve au marché ». Il vaut mieux pensa le père Choumake qui n’aimait pas cette femme qui critiquait tant et plus son fils Robi.
- Alors, monsieur Choumake, comment ça va ?
- Bien, Oda. Bien.
- Et le Robi ?
- Des hauts et des bas, comme d’habitude.
- Faudra que je rende visite un de ces jours à la Mimie. Ah, depuis que j’travaille plus à l’Enregistrement…
- Ça t’manque ?
- Le travail, pas du tout. Mes copines, oui ! (fit notre maman en opinant du bonnet).
- Vous avez vu les Mioches ?
- Quoi, père Choumake ?
- Le Sotré…
- L’a fait quoi, le Sotré ?
- Bâ, l’a fait des misères au Fanfan.
- Oh oui (approuva notre maman) Vous avez vu ça…
Le père Choumake fit comme s’il n’entendait pas.

 

Le Sotré avait pris l’apparence d’un conducteur. Dans une automobile, il avait suivi le Fanfan et, arrivé au virage devant chez le Jano, il avait accéléré et renversé le Fanfan.
- Le Sotré a écrabouillé l’Fanfan. J’le savais ! (s’écria ma sœur en me tapant amicalement sur l’épaule).
- Attends, c’est pas fini… Le Fanfan étalé au sol, son vélo gisant sur les pavés. Rapide comme l’éclair, le Sotré est sorti de la voiture, s’est emparé du vélo et s’est enfui.
- Et la voiture ? Il l’a laissé au milieu de la route ?
- Non, non. Dès que le Sotré est sorti de la voiture, la voiture s’est volatilisée.
- Volatilisée, c’est quoi ?
- C’est comme qui dirait que la voiture a disparu, comme ça d’un coup.
- Il est fort le Sotré !
- Très fort et malin comme pas un.
- L’a mis ousque le vélo ?
- Il l’a caché, bien caché pour embêter le Fanfan.
- Le Fanfan, il est blessé (affirma notre maman qui n’en tenait plus que nous tenions le crachoir) Vous savez qu’il est à l’hôpital ?
- Y’en a qui disent qu’il a vu les anges. Y’en qui disent que non.
- Il est pas mort, on aurait sonné les cloches.
Pile à ce moment, les cloches se mirent à carillonner en mort. Notre maman devint blanche, nous regardâmes le père Choumake avec un nouvel intérêt :
- T’es magicien ! Mieux que le Sotré.
- T’as vu, c’est moi le plus fort (rigola-t-il en gonflant ses biceps maigrichons) Je vous souhaite un bon marché.

 

- Ça y est, on est baptisé ! Toujours sur la brèche.
Son foulard sur la tête, la Lolote était en plein ménage.
- Ah ! Oda, j’t’avais point vu. Comment qu’c’est ? Et les Mioches, ça getse ?
Il en était ainsi, la Lolote secouait tapis et torchons sans se préoccuper si quelqu’un passait en-dessous de sa fenêtre. Quasiment toutes les matinées, elle s’affairait au nettoyage, au dépoussiérage, au lavage de son logis. Entre-midi, elle rejoignait son mari au café-restaurant familial situé à côté de l’église, juste à l’entrée de la place de la Saline.
- T’as vu pour le Fanfan… I s’rait à l’hôpital. Pis v’là qu’is sonnent en mort.
La Lolote éclata de rire, notre maman la regarda sans comprendre.
- Je viens de le voir, le Fanfan. Y’a pas une demi-heure.
- Mais, i s’est fait renverser par une voiture. Et on lui a volé son vélo. L’Fanfan s’rait même à l’hôpital. Et les cloches…
- J’te dis, je l’ai vu de mes propres yeux il y a une demi-heure. Avec son vélo. En pleine forme. Il entrait à la Mairie.
- Bâ, pourquoi on raconte çà !
- Quelqu’un raconte un évènement à un autre (elle désigna la dernière phalange de son index droit) L’autre en rajoute. Plus de monde en parle, plus l’évènement prend de l’ampleur (elle désigna son bras droit à la hauteur de son épaule) En tous cas, le Fanfan est bien en forme. Et t’as pas fini d’entendre son biclou qui couine toujours. Une vraie pièce de musée.
- I pourrait lui payer un neuf vélo (ne sut que répondre notre maman).
- Te parles, la Mairie. Si ! On a eu un bon Maire, Monsieur Zinsmeister. Dans le temps, y’avait de l’activité chez nous. Y’avait des usines, r’garde maint’nant ! J’étais jeune avant la guerre de 14. J’peux t’dire que le café de mes parents était plein tous les jours. Aujourd’hui, si on a cinq clients à manger, on est content.

 

A l’époque, avant 14, il n’y avait guère d’automobiles. Les gens des villages venaient sur une charrette tirée par un cheval ou un bœuf. Certains venaient même à pied. Alors, ils mangeaient au café des parents de la Lolotte. Et tous ces gens qui voyageaient en coches et qui faisaient halte chez nous. Les plus fortunés allaient dans les établissements de luxe, tels l’Hôtel Vallet ou celui de la Couronne, les autres venaient chez les parents de la Lolotte.
- Ah, c’t’époque ! (rêva la Lolotte) C’est bien simple, on était tellement content de not’ Maire qu’on l’a réélu quand les Français sont revenus. Pas comme le guignol d’aujourd’hui.
Notre maman préféra changer de sujet, parce que le guignol d’aujourd’hui, elle avait voté pour lui.
- J’en reviens pas qu’on raconte toutes ces âties sur le Fanfan.
- Les gens racontent n’importe quoi (conclut la Lolotte) Je viens de voir la Mélie, elle m’a racontée une de ces histoires sur le Bernard.
- Elle m’en a parlée aussi. Tu te rends compte, c’est la croqueuse de sexe (reprit notre maman en baissant la voix) J’en reviens pas.
- Elle nous en a fait la Marie, avec ses jeunes. Là, c’est le summum.
La Lolotte et notre maman éclatèrent de rire.
- C’est comme l’autre qui joue les pimbêches (murmura la Lolotte en donnant un coup de tête vers la place du Marché) Le scandale qu’elle a fait chez la Dédée.
- J’suis pas au courant…
- La Dédée te racontera ça quand t’iras. Là, j’peux pas causer librement…

 
 
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La suite :

Le Couârail (12)
Le Marché

 

Date de dernière mise à jour : 26/03/2025

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