La Bibliothèque do Dan

Le Marché

Le Couârail (12)

 
 
 

Chaque premier jeudi du mois, le rémouleur s’installait à l’entrée du marché. Aussitôt le boucher, le charcutier et le poissonnier défilaient pour faire affûter leurs couteaux. Dès qu’il eut fini d’aménager son étal, le bonimenteur traversa l’allée, un étui en cuir noir sous le bras :
- R’garde, je travaille pour toi aujourd’hui (dit-il en ouvrant l’étui).
- Qu’est-ce te veux que j’affûte des neufs couteaux ?
- Un jour, ils seront élimés et usés, ce sera à ton tour de jouer (rigola le bonimenteur) J’les ai touché à 1.000 F. Fabriqués à Thiers, en acier inoxydable. C’est de la bonne qualité, nème !
- Et tu les vends combien ?
- 1.500, j’descends pas en-dessous. Je les propose à 1.800 ou 1.750, ça dépend de la tête du client.
- T’es un voyou Serge (pouffa le rémouleur) Aussi voyou qu’çui qu’a volé le vélo du sergent de ville

 

A ses côtés, ses deux filles tressaient des charpagnes. La plus âgée, qui venait de dépasser les 17 ans, avait une passion : lire l’avenir dans les lignes de la main. Elle tenait ce don de sa grand-mère paternelle.
- Ooooh… J’ai encore oublié.
- Ne vous inquiétez pas madame (répondit le rémouleur en riant) Comme d’habitude, je fais le tour de ville l’après-midi.
- Rémouleur ! Rémouleur ! (clamâmes en cœur).
- Je vais embaucher vos Mioches comme annonceurs. Vous avez des nouvelles de vot’ voisin ?
- Mon voisin, quel voisin ?
- Le sergent de ville. A ce qu’on raconte, on lui a volé son vélo.
- J’y étais pas… Y’en a qui disent qu’on lui a volé le vélo, qu’on l’a renversé, qu’il est à l’hôpital. Et la Lolotte l’a vu tout à l’heure entrer à la Mairie avec son vélo. Allez comprendre quelque chose.
- Vous savez madame, les gens ont besoin de raconter des histoires. Tant que ce n’est pas méchant, ça ne fait pas de mal.

 

« Dolorès, lis ma main ». Tous les mois, la fillette lui demandait de lui prédire l’avenir. Qu’allait-elle pouvoir raconter ? Ah oui, il y avait cette histoire du sergent de ville. Tout le monde en parlait. Dolorès prit délicatement la main droite de ma sœur. Son index suivit la ligne de vie, d’entre le pouce et l’index jusqu’à la base du poignet.
- Tu vas rechercher quelque chose qu’on a perdu… Je ne vois pas très bien… Qu’on a volé plutôt. Oui c’est ça. Volé.
- Le vélo du Fanfan ! Nème, c’est le vélo du Fanfan ?
- Il me semble. Et tu vas le retrouver dans un endroit où tu n’as jamais été.
- Dans la grotte du Sotré ! Passque le père Choumake, il a dit que le Sotré avait volé le vélo du Fanfan. C’est pas marqué dans ma main ?
- Maintenant que tu me le dis, je vois… Mais tu devras te méfier, c’est dangereux.
- Oui, passque le Sotré, l’aime pas qu’on l’empêche de faire des bêtises. Mais, moi, j’âs pas peur. J’lui foutrais un coup sur la gueûle !
- Tu sais où se trouve la grotte du Sotré ? (demanda Dolorès sur un ton moqueur).
- Bâ… I change tout le temps. L’aut’fois, l’était dans la cave de la mère Kélère. Mais, i s’est barré. J’vâs chercher…
Ravie, ma sœur s’élança pour nous rattraper en scandant « Rémouleur ! Rémouleur ! ».

 

Légumes et fruits pesés, leurs prix alignés sur la page de son cahier, le Totol calculait l’addition. Notre arrivée le distrait quelque peu. Madame Bolinjé (sa cliente) et notre maman s’embrassèrent. Et voilà que madame Bolinjé nous tapota la tête comme le faisait les paysans au marché à bestiaux qui tapotaient la tête des vaches qu’ils croisaient. Le Totol ne put se retenir d’en rire. Imaginant qu’elle en était la cible, notre maman passa la main sur sa tête, histoire de remettre sa chevelure en ordre.
- Alors, les Mioches, ça va ? (demanda le Totol).
- Ça peut aller (répondit ma sœur) Tu vois, on s’est habillé léger passque il fait chaud.
- La môman, elle a mit nos gilets dans son sac (rajoutai-je) Comme ça si y’a des nuages.
- Elle a rudement bien fait vot’ môman (Ma sœur montrait du doigt un casier) Qu’est-ce te veux ?
- Des cerises.
Le Totol prit une poignée et lui tendit. Une autre poignée atterrit dans mes mains.
- J’en veux plusse ! (réclama ma sœur).
- Mange déjà celles-là, on verra après.
- Oh ! Tu comprends rien. C’est pour la tante Agathe. Passqu’elle veut des cerises.
- Bon, bon, viens les peser…
Comme à notre habitude, nous passâmes de l’autre côté de l’étal.

 

Pour l’heure, le Totol s’intéressait à la conversation entre madame Bolinjé et notre maman.
- Ç’at arrivé la même chose chez nous (dit-il) On a volé un vélo et on l’a déposé à la gare.
- C’est pas vrai !
- Si, si, je vous assure (répondit le Totol qui avait pris la réflexion de notre maman au premier degré).
- Moi aussi, je veux peser les cerises (revendiquai-je).
- T’es trop piat, t’sauras pas ! (rejeta ma sœur).
- C’est toujours toi qui fais la marchande…
- Passque je suis grande.
- La tante Agathe, elle a dit que tu devais m’apprendre.
Une cerise dans le bec, ma sœur s’empara des commandes de la balance. Et elle puisa des cerises. En râlant, je m’attaquai à la pile de cageots vides et les rangeai soigneusement dans le fourgon.

 

- Si ça se trouve, c’est le même. Et il a cassé la vitrine ? (demanda madame Bolinjé au Totol) Chez nous c’est ce qu’il a fait. Nème Oda, c’est bien ça ? (Notre maman afficha une mine dubitative) J’ai entendu dire qu’il avait renversé quelqu’un en se sauvant.
- On raconte beaucoup de choses. On m’a même dit que le Fanfan s’était fait renversé… Mais la Lolote l’a vu entrer dans la Mairie avec son vélo.
- Moi aussi, je l’ai vu (confirma madame Bolinjé) Il est passé devant mon magasin. Il m’a même crié bonjour.
- Doucement, t’vâs les abîmer (modéra le Totol).
- J’suis trop piate, j’arrive pas à bien les attraper.
- Vous savez (intervint le Totol tout en retournant une caisse vide et invitant ma sœur à grimper dessus) Les gens aiment grossirent les événements.
- A mon avis (avança madame Bolinjé) le Jano s’est fait volé un neuf vélo et le Fanfan enquête sur le vol. C’est pas plus difficile que ça.
- T’as raison (l’approuva notre maman).
Bientôt, le plateau de la balance fut rempli de cerises. D’un coup, ma sœur vida son contenu dans le casier, un peu trop vivement.
- Hé ! Quèce te fais ?
- Le pépère ramène des cerises à la tante Agathe. Me rappelais p’us.
- Va doucement, c’est fragile les fruits. Après ta môman dira que j’lui vends des fruits talés.
- Et je pèse quoi, maintenant ! (râla ma sœur).
- C’est à moi ! (j’avais fini de ranger les cageots vides dans le fourgon. Plusieurs fois, j’avais essayé d’en sortir des cageots plein de légumes ou de fruits. Franchement, c’était trop lourd. Une fois, j’avais même renversé un cageot de pommes) C’est à moi de peser ! (réclamai-je à nouveau).
- Je pèse encore un truc et après je te laisse.
- Tu pèseras les abricots (trancha le marchand).
- C’est quoi les abricots ?
Le Totol désigna un casier, prit un fruit et me le donna. Il était beau dans le genre orangé avec des tâches presque rouge. Et il était délicieux.
- Moi, j’en ai déjà mangés chez la mémère (pavoisa ma sœur) Fais attention au noyau ! Si t’avales, te vâs tragnier (elle mit ses mains sur les hanches et d’un ton revêche) Et moi, j’en ai pas ? (elle remercia quand même le Totol, entama son abricot et… râla) Et je pèse quoi !
- Vous voulez des carottes ? (demanda le Totol à notre maman. Prise par sa discussion, notre maman fit oui en hochant la tête. Il reprit à l’intention de ma sœur) Allez pèse les carottes.

 

Une carotte, l’aiguille rouge bougea… Deux carottes, l’aiguille bougea de nouveau… Ma sœur prenait plaisir à faire monter l’aiguille. Elle attrapait des carottes et les posait sur le plateau. L’aiguille avait dépassé la moitié du cadran. Le marchand aurait dit 620 grammes…
- Madame Chlodère, vous en voulez plusse ? (Notre maman était en grande discussion avec sa copine. C’est que madame Bolinjé avait une fille de l’âge de ma sœur. Ma sœur haussa le ton) Madame Chlodère, encore ?
- Oh, tu m’enquiquines, te vois bien que j’cause !
- Donne un peu d’air à ta môman (rigola le Totol).
Mais, de patience, ma sœur n’en avait guère. Elle continua son ouvrage en grognant :
- Bon, t’auras ça ! (Ainsi, elle atteignit ce que le marchand appelait « kilo ») Regarde (dit-elle au marchand) faut mettre un poids passque l’aiguille, elle bouge p’us.
- C’est trop (protesta notre maman tout en continuant à pérorer).
Le marchand lui dit que cela amusait « la gosse » et qu’il enlèverait le surplus. Ma sœur plaça le poids sur l’autre plateau et rajouta une grosse carotte.
- Ça fait combien ? (demanda-t-elle au marchand).
- 1 kilo 165 !
- Encore madame ?
- Ça suffit…
- C’est bon, ça sera le bonus. Allez, à toi le Dabo. Prends les abricots et mets-les dans le plateau.

 
 
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La suite :

Le Couârail (13)
Le Marché

 

Date de dernière mise à jour : 26/03/2025

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