À bord du bateau

 
 

     La brise du soir apportait une fraîcheur saline, une senteur pénétrante de sels marins, de vents du large, de solitude sans borne. Le bruit des vagues résonnait sans trêve, obsédant. Le vent soufflait constamment d’ouest en est. Ophélia prenait de longues inspirations, se remémorant soudain l’air toujours salé de Limerick, sans se rendre compte des larmes qui ruisselaient sur ses joues. Une pointe de mélancolie l’avait saisie au cœur. Elle se sentait au milieu de nulle part, tournant le dos à sa terre natale qui, bien que dévastée, en proie à la pire des tragédie, demeurera à jamais son pays, son Irlande.
    Il était maintenant temps de regagner sa cabine. D’un regard sombre, elle parcouru la petite pièce, elle frissonna. Elle chercha un endroit où prendre place bien qu’elle fut volontiers restée debout tant elle craignait la vermine qui devait infester les lieux. Elle finit par s’asseoir sur la chaise, écoutant l’inquiétant et long gémissement qui émanait de la structure de ce vieux bateau de bois. Le mobilier était réduit au strict minimum : une longue boîte en bois dont l’intérieur servait au remisage des bagages sur le couvercle de laquelle reposait une simple paillasse d’un confort et d’une propreté douteux, d’une petite table et d’une chaise. Une cellule ! Elle se rendit compte que non seulement elle devra y passer la nuit, mais un mois tout entier peut-être plus... Il ne fallait en aucun cas s’affoler. En aucune façon. Toute à ses résolutions, elle mit un certain temps à s’apercevoir qu’elle claquait des dents et qu’au fond de ses poches, ses poings étaient serrés. Étendue sur son grabat, elle renversa la tête sur l’oreiller et, pendant quelques secondes, il lui sembla qu’elle baignait dans un réduit désert, lugubre, inhospitalier. Tout son corps était comme rompu par une catastrophe. Une amertume lui vint dans la gorge. Des larmes piquaient ses yeux. Elle haletait, se mordait les lèvres jusqu’au sang.
    La mer était devenue plus forte. La nuit était tombée, le bateau se soulevait par les vagues et, bien qu'arrêté, il n'était plus possible de rester debout sans se tenir. Les vagues sont devenues hautes, et la pluie et la nuit rajoutaient au sentiment de terreur qu'il y avait d'être ballottés comme un immense canot entraîné par les rapides d’une rivière tumultueuse. Nul ne pouvait marcher droit dans les coursives : les passagers qui y déambulaient étaient projetés d'un côté et de l'autre, se cognant aux murs, s'accrochant aux rampes.
    Brusquement éveillée comme les premiers filaments rouges de l’aube apparaissaient à l’horizon, Ophélia s’élança avec une précipitation gauche dans les commodités attenantes. Elle recula vivement en voyant de gros cafards courir sur le sol de bois. Elle ne voulait pas entrer, mais il y avait en elle une nécessité insistante. Bravant son dégoût, elle tomba à genoux et se mit à vomir dans la cuvette qui était encastrée dans une « chaise privée ». Elle se redressa, se lava le visage et se rinça la bouche pour en chasser l’amertume. Elle ne pouvait pas avoir le mal de mer. Non, pas elle, qui n’avait avalé que quelques tranches de pain, hier, sur le quai, bien avant l’embarquement.

 

Un amour naissant

     Cette nuit, passée au creux d’un mince matelas sans ressort, la laissa courbatue. Elle enfila une blouse et une jupe toute simple, se maquilla légèrement et se coiffa avec soin, elle sentait le besoin de respirer un peu d’air frais. Bien agrippée à la rampe, elle monta l’escalier un mouchoir lui couvrant le nez et la bouche. Le vent avait diminué d’intensité.  L’air salin, la chaleur de ce soleil matinal ont eu tôt fait de la ragaillardir. Un peu  partout, sur le pont aux endroits abrités du vent, cherchant à fuir la désagréable odeur des cales, des gens dormaient assis, dos-à-dos, la tête sur la poitrine, tels des magots de porcelaine. Un peu plus loin, chacun au bout d’une caisse de bois, deux barbus ronflaient, le front sur leurs mains jointes. Déjà plusieurs passagers déambulaient sur le pont, elle s’appliqua du mieux qu’elle put, malgré le tangage et le roulis, à s’y promener cherchant un visage connu parmi eux. Lorsque soudain :
Ophélia ! Comment vas-tu ?

     Elle se retourna vivement, cherchant d’où venait cette voix qui ne lui était pas inconnue. Un sourire radieux lui vint aux lèvres lorsqu’elle vit Martha et Margaret qui marchaient dans sa direction. La conversation en vint à l’étroitesse des cabines, de la désagréable odeur qui régnait partout à l’intérieur du bateau et au manque de confort. Et que dire de la nourriture qu’on y servait ? Du hareng saur ou de la morue séchée réhydratée, une pomme de terre bouillie, une tranche de pain et une tasse de thé pas toujours très chaud. Le matin en guise de déjeuner, un gros biscuit sec qui s’effritait trop facilement et une autre tasse de thé. Les repas étaient parcimonieux. À peine de quoi nourrir un seul des oiseaux aux plumages multicolores qui décoraient les assiettes. Les estomacs protestaient par de sourds borborygmes. Mais toutes étaient d’accord à accepter ces contretemps temporaires et se concentrer sur les jours meilleurs qui finiront bien par se pointer à l’horizon un jour ou l’autre.
     Leurs pas, que la houle rendait difficile et instable, les amena près de la timonerie. Elles admiraient le travail des matelots continuellement en mouvement, hisser ou carguer les voiles, serrer des câbles, grimper habilement dans des échelles de cordage. Martha pensa à son père dont c’était le métier. Et puis, cela leur permettait de mettre en pratique les conseils du docteur Murphy : de vivre le plus longtemps possible au grand air, d’éviter les rassemblements et de meubler le temps qui, sinon, semblerait interminable lorsqu’inactif.
     À quelques mètres de là, Gaélen, Thomas et Seamus étaient plongés dans une profonde conversation. Thomas Flynn, envouté par la belle voix de Seamus s’offrait de s’occuper de son avenir. Tandis que l’homme se lançait dans son exposé, Gaélen ne put résister au plaisir de contempler par-dessus son épaule la silhouette bien droite d’Ophélia. En la regardant marcher il se disait qu’il était vraiment bien étrange qu’après si peu de temps elle ait pu lui communiquer un sentiment aussi fort qui l’enflamme corps et âme.
     Au début, il ne s’aperçut pas de ce nouveau sentiment qui grandissait peu à peu en lui, plus fort chaque jour. Il constatait alors un attachement qui lui était précieux, devinait une promesse d’avenir à laquelle il s’efforçait de ne pas trop penser. Mais comment échapper à cet étau d’amour auquel il ne savait pas donner un nom, qui ne s’était jamais exprimé de la sorte ?  Le piège de l’amour s’était refermé sur lui et il ne pouvait pas, ne voulait pas s’en échapper. Le temps avait ralenti. Les horloges avaient perdu leur sens. Le temps était maintenant rythmé par les battements de son pouls. Il éprouvait le sentiment extraordinaire de s’éveiller à la réalité, de la sentir prendre forme devant lui, comme si ce qu’il avait vécu jusqu’alors n’avait plus la moindre importance.

 

     Ophélia se détourna un instant de Margie et de Martha. Elle eut un sursaut en voyant les yeux bleus de Gaélen rivés sur elle avec une telle intensité. Il avait une façon de la regarder qui lui donnait l’impression d’avoir été surprise nue sur une plage publique. Un vague sourire effleura ses lèvres. Sur le point de s’avouer qu’elle était troublée, elle préféra, par une esquive, négliger ses propres sentiments pour s’intéresser à ceux de l’autre. « Comme il me regarde ! Sûrement il est amoureux de moi ! Il va me le dire ! Et s’il me demandait en mariage… » Elle tâcha de changer le cours de ses réflexions et en fût incapable.
     Par coquetterie, elle ôta doucement son chapeau et remit en place sous son chignon une de ses boucles brunes aux reflets cuivrés. À bord du bateau, elle ne disposait que d’une petite glace à main et maintenant, non seulement elle avait l’air d’une pauvresse, mais en plus elle apparaissait échevelée.
     Elle sentait tout de même qu’il s’était opéré en elle un changement beaucoup plus profond qu’une simple question d’habillement. Elle prenait peu-à-peu conscience de se trouver en face d’un homme que personne d’autre n’avait connu. Il s’était trouvé là, tout bonnement, comme s’il avait fait irruption dans sa vie. À ce stade, toutefois, Gaélen n’était pas un quelconque étranger. Ne lui avait-il pas sauvé la vie à Limerick ? Calme, doux, intelligent, courageux, depuis qu’elle le connaissait, il avait toujours agi selon la conception qu’elle se formait d’un homme de cœur. Elle l’admirait. Sa vie se meubla soudain, s’éclaira, prit une dimension et un sens extraordinaire.
     Thomas Flynn se tut, regarda Gaélen dont le regard était résolument fixé sur la jeune femme.
Que diriez-vous, monsieur Mitchell, d’inviter cette charmante dame, qui semble beaucoup vous intéresser, à une petite promenade sur le pont ? Annonça-t-il avec un grand sourire et en posant la main sur son épaule, comme un père s’adressant à son fils. Ne manquez pas cette opportunité, je connais ma fille, je crois qu’elle a un certain penchant pour vous.
Bonne idée, je m’en vais de ce pas le lui proposer.

Il salua sa mère et sa sœur et prit la main de la jeune femme :
Mademoiselle Ophélia, il fait un temps superbe, que diriez-vous d’un petit bain de soleil ? J’ai repéré des bancs tout près de la proue.

     Elle ne répondit pas, mais le suivit et s’assit à l’endroit qu’il lui indiquait. Le siège était étroit et leurs épaules se touchaient. Elle aurait pu se pousser un peu plus du côté du mur, mais elle ne le fit pas. Lorsque la proue attaquait sa descente, tout son corps venait s’appuyer doucement contre celui de Gaélen.
     Le parfum léger qu’il avait déjà respiré l’enveloppa; ce n’était pas les senteurs lourdes d’essences florales ou celles d’un savon parfumé, mais l’odeur douce de l’herbe ou d’un ciel lavé après une pluie. Il était persuadé que c’était le parfum naturel de sa chevelure et de sa peau. Il écoutait sa respiration. Était-ce un effet de son imagination ? Il lui semblait que la respiration d’Ophélia s’accélérait au même rythme que la sienne.
     La proximité de leurs deux corps les réduisait au silence. Ou était-ce dû au fracas des vagues et du sifflement du vent ? Les lèvres d’Ophélia étaient fraîches et humides et il en admira l’éclat de ses dents dans la mince ouverture qu’elles ménageaient.
     Il la dévisageait, et il s’en rendait compte soudain, et elle faisait de même. Ils semblaient aussi stupéfaits l’un que l’autre, ils continuèrent à se regarder sans rien dire. Le sang battait aux tempes de Gaélen.
     Il lui prit la main et la porta à ses lèvres. Elle sentit des picotements dans tout son corps et elle remarqua, avec surprise, qu’il faisait plus clair. Le soleil parut plus brillant. Des poussières d’or dansaient dans un rayon. Elle eut envie de rire, de respirer à plein poumons, de se jeter dans ses bras. « Je suis en train de tomber amoureuse » s’était-elle dit. Une vision la hantait tout à coup. C’était comme dans un merveilleux rêve : il lui faisait la cour avec animation. Il mettait un genou en terre pour lui avouer son amour. Elle posait sa main sur sa tête, et lui, il lui baisait les doigts et effleurait de ses lèvres son bras blanc puis sa bouche. Cette vision se faisait de plus en plus précise.
     Ophélia laissa Gaélen l’embrasser devant l’immensité de l’océan. Il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé, que les bras d’un homme ne l’avaient pas serrée comme pour la protéger. Elle se sentit fondre sous son étreinte. C’était une sensation merveilleuse. Faut-il s’émerveiller, une fois encore, de ces hasards qui déterminent le cours d’une existence ?
     Elle avait rencontré peu d’homme, mais parmi ceux-là, Gaélen était sans aucun doute le meilleur choix. Ses sentiments paraissaient sincères. À travers sa chemise et son manteau, on distingue ses muscles durs quand il bouge. Il est tout ce qu’un homme devrait être. Et quoi d’autres… ? Il était beau, grand et fort. Il était vraiment séduisant. Les femmes le regardent d’un air de vouloir le manger à la petite cuiller. « Je veux aimer et être aimée… l’amour est le plus beau sentiment du monde et Gaélen m’aime ».
     Gaélen tenait Ophélia par les épaules. Ils admiraient l’infini de l’océan qui s’étendait devant eux jusqu’à la ligne d’horizon. À partir de ce jour, lorsque la météo le permettait, ce banc devint pour ces amoureux le lieu privilégié de leurs rencontres.

 

Le dilemme

     Le premier juillet 1847, le Jane Black avait franchit plus de la moitié de son périple. Mis à part quelques épisodes de grains atmosphériques plus ou moins sérieux à ce jour, le voyage s’était effectué de façon normale. Il a été fait mention dans le journal de bord de la découverte, au cinquième jour de navigation, de deux cadavres, un homme et son épouse, vraisemblablement décédés de dysenterie dans leur cabine. On ne gardait pas un cadavre à bord, on l’enveloppait dans un tissus, on récitait quelques prières, on le lestait d’une pierre lourde ou d’un boulet de canon et on espérait qu’il atteigne un fond solide pour son repos éternel. Le script du bord, s’il y en avait un, devait tenir le registre des décès et s’occuper de disposer des biens du défunt. Déjà le capitaine, un habitué de ces périples, craignait l’imminence d’une épidémie. Encore une fois la Camarde[1] fut bien active sur ce rafiot.
     À la seconde où il a appris ces décès, Thomas Flynn à fait installer un lit à étage dans sa cabine pour y loger Seamus O’Brien qu’il avait pris sous son aile, cherchant à l’éloigner de la cale où l’épidémie avait le plus de chance de se propager. Il le trouva assis sur son grabat. Installé près de lui, le menton dans les mains, le coude appuyé contre son genou, Thomas contemplait Seamus qui dévorait avec appétit son maigre repas : un morceau de hareng saur, une pomme de terre bouillie et une tranche de pain. Un bien maigre repas, se dit-il avec amertume. Le sien, pourtant, n’avait pas été plus copieux. Tous, hommes, femmes, enfants, immigrants comme matelots partageaient le même menu invariable. À la longue, une carence en vitamine C se traduisait par l’apparition du scorbut.
     Au départ de Limerick, 196 immigrants étaient inscrits au journal de bord. De ce nombre, hélas, quarante-trois dont trois matelots, sont décédés des « fièvres » en cours de route. Tous sauf trois ont été jetés à la mer. Rapportée par un témoin, cette sombre affaire s’est déroulée le 7 juillet 1847. Le navire venait de sortir du détroit de Belle-Isle, entre Terre-Neuve et le Québec et naviguait dans les eaux du Golfe Saint-Laurent le long des côtes Canadiennes.
     Un homme, gesticulant et essoufflé, s’était présenté à la timonerie dans un état d’affolement, demandant à parler au capitaine de toute urgence. À ce dernier il raconta qu’il avait vu quatre personnes mortes recroquevillées sur leur paillasse dont un depuis un jour ou deux. Arrivés à l’endroit indiqué, le capitaine et ses aides ont constaté le décès d’un homme, alors qu’une femme et deux enfants, blottis les uns contre les autres, étaient allongés car trop faibles pour se lever, pâles et effrayants, leurs membres émaciés, les yeux enfoncés dans les orbites, ils étaient devenus aphones. A l'évidence ils avaient atteint le dernier stade et qu’aucune chance de survie n’était envisageable. Une discussion s’engage : doit-on jeter la femme et les enfants par-dessus bord pour abréger leurs souffrances ou attendre que la mort fasse son œuvre ? Un dilemme éthique se pointe à l’horizon.
     Les avis étaient partagés, tant chez les matelots que parmi les immigrants témoins de la scène. Mais tous réclamaient une action urgente, ces mourants étant atteints d’une maladie mortelle très contagieuse dont il fallait à tout prix éviter la propagation. Le verdict revenait donc au capitaine. Sa décision fut d’approcher le navire près de la côte sans s’y échouer, là où se jette une rivière, d’y envoyer quatre barques dont une contenant les malades qui seront abandonnés à la grâce de Dieu sur la plage, tandis que les hommes rempliront des bariques d’eau fraîche pour le plus grand bien de tous. Cette initiative fut applaudie par un grand nombre des présents.

[1] La Camarde est une figure allégorique et anthropomorphique de la Mort représentée généralement sous les traits d'un squelette ou d'un cadavre décharné.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

La tempête

Date de dernière mise à jour : 24/12/2024

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