Chantiers naval.

 
 

     La maison était plongée dans ce silence particulièrement profond qui enveloppe la terre au lever du jour. À pas de loup, Gaélen monta jusqu’à la cuisine où, silencieux comme une ombre, il se prépara un rapide petit déjeuner. Au sortir de la pénombre de la maison, le soleil était éblouissant. S’abritant les yeux d’une main, il aspira à plein poumon les senteurs des plantes et de la terre mouillée qui émanaient des parterres, mêlés aux effluves du fleuve transportées par le doux vent matinal.
     Une lumière toute particulière inondait le port déjà grouillant de gens et de petits voiliers. La ville s’activait lentement, chacun à sa besogne. Il s’essuya le front et les joues avec son mouchoir. L’air était lourd d’humidité et sa moiteur collait vite à la peau. Août tirait à sa fin et jamais il n’avait imaginé que le temps puisse être aussi suffocant en ce pays. En Irlande, on ne parlait que de froid polaire qui rendait la vie si ardue au nord de l’Amérique. Il ne manquait que les bananiers pour qu’il se crût dans les îles des Caraïbes.
     Depuis un mois déjà, Gaélen œuvrait au chantier naval. Il y avait une petite forge dans un des hangars, et on se servait de son talent de forgeron pour lui faire faire les pièces de métal nécessaires, mais, maintenant qu’on l’avait initié au travail du bois, il aimait davantage le métier de charpentier. On avait confié son apprentissage à Damase Roy, un homme début cinquantaine, grand, mince, avec de larges épaules, le visage long, basané, sous d’épais cheveux bruns coupés courts, c’était, sans contredit, le maître charpentier du chantier. Sous sa houlette, Gaélen est vite devenu compétent. Le « père » Damase, puisque c’est ainsi qu’il se faisait appeler du fait de ses douze enfants « vivants ! » comme il se plaisait à le dire, lui enseignait aussi le français, enfin, le français québécois, parlé par la majorité des habitants. Il communiquait avec lui principalement en français, lui faisant prononcer à plusieurs reprises les mots nouveaux; n’utilisant l’anglais que pour des directives plus précises.

56a bateau


     L’important était aussi d’apprendre à mieux se connaitre mutuellement. Damase voulait en savoir plus sur ces nombreux Irlandais qui, comme il le disait, inondaient le paysage du Québec, et Gaélen tenait à en apprendre le plus possible sur ce pays auquel il voudrait s’adapter le plus rapidement possible.
- J’ai entendu dire que les Irlandais se gargarisent au whisky, dit le père Damase un sourire en coin.
- Uisquebaugh ! C’est le mot irlandais pour whisky. L’eau de vie… Et c’est bien vrai !
- On dit aussi que les Irlandais sont des gens satisfaits et gais avec un accent terrible dans la voix.
- Actuellement, les Irlandais satisfaits et gais sont plutôt rares, avec tous ces aléas qu’ils ont a vivre dans leur pays; et question d’accent, je dirais que c’est là leur « pidgin », comme pour certains asiatiques. C’est un peuple simple et sombre, doué pour souffrir plus qu’il ne le mérite. On dit de nous que sans le whisky pour adoucir leur monde, ils se tueraient… Et s’ils plaisantent, c’est parce que c’est ce que l’on attend d’eux.
- Ma question t’as-t-elle déplus?
- Pas venant de vous. Les questions désagréables sont celles qui sont teintées de condescendance.

     Damase et ses autres copains de travail parlaient français entre eux. Pour Gaélen, ce n’était encore qu’un chant incompréhensible où parfois il saisissait un mot, une expression. La langue créait autour de lui une barrière dont il lui a fallu du temps pour se libérer. Le français ne se laissait pas apprendre facilement. Il y avait ce fichu « U » qu’il a toujours appris à prononcer « ou ». Et que dire de ces « un », « in », « eu » … Sans compter ces homonymes qui ont la même prononciation mais qui ont un sens totalement différent. Au début il butait toujours, malgré ses efforts. Puis, tranquillement, au fil des mois, Gaélen avait fait de précieuses avancées dans cet apprentissage. Il arrivait maintenant à se faire comprendre et n’en était pas peu fier. Quand il perdait le fil d’une conversation, il se contentait de rire. Le rire, tous les humains de ce monde le comprend.
- L’Amérique est fascinante, disait Gaélen lors d’une discussion avec Damase, mais ce que je vois et comprends du Bas-Canada est cent fois plus intéressant. Tout est pittoresque dans votre beau pays et les gens ont l’air plus heureux que partout ailleurs. Et puis, les salaires sont généreux et les provisions bon marché. Chez nous en Irlande, on sait peu de chose des Français du Canada… presque rien pour ainsi dire.
- Vraiment ? Là tu m’étonne, fit remarquer Damase.
- Prenez la langue, et, en particulier l’affichage. La population ouvrière de la ville de Québec est française. Partout dans les rues, on n’entend que du français. Cependant, toutes les enseignes des commerçants et des aubergistes sont rédigées en anglais.
- C’est que vois-tu, Gaélen, la richesse et le commerce principal sont entre les mains des Anglais, ajouta Damase.
- Comme chez nous… Définitivement  nos deux peuples ont vraiment de nombreux  points en communs. Maintenant je suis convaincu que le plus irrémédiable malheur pour un peuple, c’est d’être conquis.

     Désireux de bien renseigner son compagnon de travail, Damase Roy s’était empressé  de lui préciser que la haine du peuple canadien se dirigeait, depuis la conquête, contre les représentant du gouvernement britannique au Canada et non pas contre tous les Anglais dont plusieurs, qui avaient observé des inégalités contre les francophones, qui seuls se disaient  Canadiens, et les Anglais qui étaient plus riches, étaient sympathiques à leurs causes.
- Et cela est fort compréhensible, avait encore ajouté Damase sur un ton plus ferme. Car depuis longtemps, certains Anglais s’approprient les terres qui, jusqu’ici, revenaient aux Canadiens.

     Gaélen se débrouillait déjà bien dans la langue de Molière. Sa volonté d’apprendre et le besoin impératif de communiquer avec la population, presque entièrement francophone, obligeait. Ajoutons à cela que Damase avait une sœur, Marguerite, dite « la Gritte », de deux ans sa cadette, qui tenait, avec son mari, Anselme De Blois, l’Auberge du Matelot, à quelques pas du port, rue du Sault-au-Matelot. Le grand De Blois, comme on l’appelait, était un citoyen paisible mais qui ne s’en laissait pas imposer. Très mince malgré sa taille imposante, maintenait son auberge bien tenue. C’était un homme qui ne tolérait ni rixes ni bagarres entre ses clients éméchés. Il lui était même arrivé d’expédier par la fenêtre de son établissement des marins trop bruyants. Ces marins, anglais par surcroit, lui avaient valu des ennuis avec la milice mais qui s’étaient soldés par un règlement à l’amiable.
     C’est à cette auberge que vivent depuis leur arrivée les quatre musiciens du Jane Black ainsi que quelques autres compatriotes. Moyennant une petite compensation monétaire, elle donnait des leçons de français parlé et écrit trois fois par semaine dans la grande salle attenante au bar. Devant l’affluence des demandes, elle s’est vite sentie obligée de limiter le nombre d’élèves. Excellente enseignante, elle était fière de ses élèves qui progressaient rapidement.

 

L’entrevue avec George Stuart

     À quarante-sept ans, Thomas demeurait un homme increvable qui dormait en état d’urgence. Il était une sorte de sauvage érudit. Mais c’était ses yeux qui fascinaient le plus. Ils étaient d’un bleu d’une grande pureté, lavés par le va-et-vient d’une vie agitée. Ils fixaient avec une singulière intensité et lorsqu’ils interrogeaient, ils clignotaient comme ceux d’un hibou. Ses douces folies donnaient d’ailleurs des résultats étranges : elles changeaient les gens qu’il touchait de ses yeux, de ses mots, de ses mains.
     Deux ou trois jours après que Gaélen se fût trouvé du travail au chantier naval, Thomas Flynn, descendit sans faire de bruit et sortit de la maison à la hâte, comme s’il allait à un rendez-vous urgent. Dehors, il ralentit le pas. Il ne détestait pas marcher le matin. L’air marin lui rappela l’odeur de varech de Limerick. Le temps était frais et légèrement gris. Il grimpa allègrement l’escalier Casse-Cou qui relie le quartier Petit-Champlain à la Hauteville et monta d’un pas alerte la Côte-de-la-Montagne. L’air de rien mais rayonnant, costume sombre, cravate pâle, élégant, il s’est rendu jusqu’à la mairie où il avait demandé à rencontrer le maire, bien décidé à offrir ses talents d’administrateur à sa nouvelle ville d’adoption.
     Maire depuis un peu plus d’un an, George O’kill Stuart, avait l’allure d’un parfait gentleman anglais dans son veston de tweed vert, le cou serré par une cravate brune. Ses yeux bruns, derrière de petites lunettes rondes, épiaient plus qu’ils ne regardaient. Après un bref échange de civilité, apprenant le statut d’ex-maire de Limerick de Thomas, il le reçu chaudement dans son bureau.
- Soyez le bienvenu, laissa-t-il tomber d’une voix claire, les bras ouverts dans un geste de prédicateur et saisissant la main que lui tendait à son tour le visiteur.

     D’un geste souple de la main, il l’invita à s’asseoir devant lui. L’homme n’était âgé que de quarante ans, mais déjà une calvitie naissante lui donnait un air plus âgé. Après quelques échanges de mots anodins pour détendre l’atmosphère et se jauger, la conversation s’engagea de longues minutes sur des propos plus personnels. George Stuart était curieux d’entendre parler, de la bouche même d’un irlandais, du climat politique et social qui se vivait en Irlande. On en entendait parler, on lisait les journaux, mais rien ne valait l’expérience vécue par un citoyen, surtout de son rang. Lorsqu’il fut satisfait, il en vint au fait :
- On parle, on parle… Pendant ce temps j’oublie de vous demander le but de votre visite. Comment puis-je vous être utile, monsieur Flynn ?
- Je suis tombé sous le charme de cette belle ville, et mon désir le plus cher est de participer, tout comme vous, à son essor et au bien-être de sa population. Comme à Limerick et dans toutes villes importantes, il y a tant de besoins à combler et de choses importantes à accomplir, je veux vous aider à réaliser ces projets qui vous tiennent à cœur. À cet effet, je suis venu vous proposer ma candidature.

     Thomas avait-il vu juste ou était-il tombé tout-à-fait par hasard sur les grands projets que le maire tenait à mettre en œuvre pour sa ville ? À cette époque, la chute des tarifs préférentiels pour le bois, le déplacement des marchés vers Montréal et, surtout, les infrastructures inadéquates étaient responsables du ralentissement des activités économiques du port de Québec qu’il tenait à rectifier.
     Stuart et son épouse étaient des personnes en vue dans la société Québécoise. Comment diable, ce fils de pasteur de l’Église Anglicane s’est-il converti à la cause des droits civils des Canadiens français ? Tout au long de sa vie active, il a adopté une ligne de conduite indépendante et impartiale qui lui a valu l’appui tant des groupes anglophones que francophones. Audacieux, compétent, il a joué un rôle actif dans plusieurs entreprises de la ville de Québec, dont, entr’autre, la Compagnie d’Assurance du Canada contre les accidents du feu, et la Banque de Québec.
- Monsieur Flynn, vous me paraissez un homme énergique et bien intentionné. J’ai effectivement des projets importants dont celui, en particulier, de moderniser le port de Québec que je voudrais réaliser. Je vais avoir besoin de quelqu’un qui sera responsable de promouvoir son développement en attirant les entreprises et les investissements… Cette personne devra être libre de ses mouvements parce qu’il y aura de nombreux déplacements, tant au Canada qu’aux États-Unis.

     Il s’arrêta, soudain, tira sa montre de la poche de sa veste en consulta l’heure et se leva de son fauteuil.
- Il est presque midi, monsieur Flynn, que diriez-vous de discuter de cette affaire devant un bon repas ? Je vous invite à l’hôtel Saint-Jean-Baptiste où la table du chef, un français, est renommée.

     « La première chance, se disait Thomas, c’est elle qu’il faut saisir, s’y agripper quand elle passe ! »
     Dès l’entrée dans l’hôtel, le maître des lieux salua affectueusement les deux hommes.
- Si vous voulez bien me suivre, la table de monsieur Stuart est prête, fit-il. C’est au fond, dans la verrière… la meilleure table, la plus tranquille et la mieux éclairée.

- Merci, Richard, fil le maire; puis, en prenant le ton de la confidence, nous aimerions goûter un de vos bon vin français avant le repas.
     Ils traversèrent un grand salon décoré de miroirs aux cadres dorés, de tenture de velours et de lustres de cristal. Dans la salle à manger, on leur attribua une table à l’écart. Le maître d’hôtel apporta avec la consommation des verres de fin cristal taillé et se retira discrètement. L’endroit était admirable, le décor était superbe, d’un goût exquis; luxe et raffinement cohabitaient en une douce harmonie. Tout le mobilier, fabriqué d’acajou massif, était l’œuvre d’un ébéniste de renommée, habitant la banlieue, passé maître dans l’art de graver le bois. Les chaises à haut dossier, bien rembourrées, recouvertes d’un velours grenat se mariaient aux tentures gansées. La lumière du jour baignait ce recoin préservant l’intimité des rencontres et des conversations; et la splendide vue en plongée sur le port et le fleuve, scintillant sous le soleil, allait être un atout au maire dans l’exposé qu’il comptait faire de ses projets futurs.
- Maintenant, parlons de choses sérieuses, fit Stuart dès qu’ils furent en tête-à-tête.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

Date de dernière mise à jour : 24/12/2024

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