Damase revint un après-midi de la baie de Beauport, située à un peu plus de trois kilomètres de l’estuaire de la Saint-Charles, des brins de paille encore accrochés à sa chevelure en broussaille et le visage brûlé par le grand air. Il avait fauché à la serpe des joncs et des hautes herbes, tant pour son confort et celui de son hôte éventuel que pour recouvrir son affût, de façon à le camoufler et l’intégrer à l’environnement. C’était la meilleure chance de succès : voir sans être vu. Les canards, attirés par la grande étendue d’eau, s’y jetteraient sans méfiance.
Cet affût n’était autre qu’un simple morceau de vieux filet de pêche, teint en vert, obtenu d’un ami pêcheur en haute mer et qu’il avait tendu entre quatre perches, l’été dernier, de façon à ce qu’il couvre trois « murs » dont la façade, tournée vers l’étendue d’eau, était munie d’une petite ouverture. Installé là bien avant leurs arrivées, les canards ne s’en méfieront pas et les hautes marées matinales d’automne feront en sorte qu’ils nageront tout près des battures. Il fallait faire vite, déjà des bordages de glace ourlaient la baie. Le temps était déjà frais. À cette latitude, l’hiver semble toujours pressé de s’installer.
Peu de temps après, un matin à l’accostage, revenant d’une tournée en canot sur la baie de Beauport, le père Damase raconta à Gaélen qu’en longeant le banc de sable, il avait vu une mer de canards. « Le firmament en était noir à faire peur. Ils arrivent par grosses bandes sur l’eau… un spectacle grandiose, à voir…! » résuma-t-il.
Incrédule, Gaélen sourit. Mais le lendemain matin, un peu avant l’aube, ils se levèrent et, le chien attaché à leurs pas, ils sortirent se dirigeant vers le quai, sans se dire un mot, mirent le canot à l’eau et franchirent l’estuaire. Le canot glissa à travers les méandres des roseaux côtiers. Le grand silence n’était troublé que par les cris des canards sauvages. Le chien tremblait d’excitation. Pour l’empêcher d’aboyer, Gaélen le calma à petits tapotements sur les flancs. Silencieux comme des Sioux, à l’abri des broussailles, ils se dirigèrent vers la cache située près d’un unique épicéa déformé surplombant la plage de galets, la cime depuis longtemps déchiquetée par la foudre, les branches griffant le ciel comme la main d’une sorcière. Dans la baie, les cannes curieuses et affolées, l’œil rond, cessèrent de barboter et tendirent le cou.
Le père Damase ne s’était pas trompé : il y avait sur la baie de grands rassemblements d’oiseaux sauvages attendant du ciel le signal de la migration vers le Sud. Déjà la sarcelle à ailes bleues et la sarcelle à ailes vertes avaient fui le pays. Les canards assemblés par milliers, les uns silencieux, les autres nerveux et volontiers criards, formaient comme une île vivante sur la batture. Dissimilés dans l’affût parmi les branchages, le père Damase et Gaélen se passionnèrent à suivre leurs ébats : ce n’était que frouement[1] de plumes, nuages de duvet, tournoiements et volètement de canards de toutes sortes. Le père Damase lui apprit à distinguer au milieu des noirs, surtout en plus grand nombre, le harle huppé de violet toujours à l’affut de poissons, le bec-scie à la démarche gauche, le bec-bleu… Un malard racé et distant, le plumage bigarré, se tenait à l’écart avec sa canne. À tout moment un oiseau frénétique, au départ dans un fracas d’eau et de plumes, tendait toutes grandes à l’air ses ailes chargées d’élan.
Incapable d’en détacher ses regards, Gaélen resta longtemps immobile, ébloui, jusqu’à ce que, pris de vertige, il aperçoit le père Damase sortir le fusil de l’étui de cuir où il était remisé. Damase traitait en ami le fusil de chasse, il l’entourait de petits soins, tel que l’engainer quand il le transportait au grand air. Depuis quelques générations dans la famille Roy, ce fusil était à l’honneur dans la maison. Après le mousquet apporté de France et le fusil à bourre, celui-ci, à double canon en acier poli, gravé de fioritures, de bonne valeur, sans être une merveille, participait à la vie intime de la famille. Damase en connaissait si bien la portée que, vint à passer du gibier, gibier d’eau ou gibier à poil, rarement il lui arrivait de gaspiller une cartouche.
Dans le tonnerre et l’éclair de la décharge, une nuée de canards pris de panique s’enfuirent désemparés dans le tumulte des milliers d’ailes battants l’air et de cris d’épouvantes. Il n’a suffi que de quelques secondes pour voir le ciel inondé d’oiseaux volants dans tous les sens. Quelques instants plus tard, le silence revenu, neuf canards flottaient sans vie, deux autres, blessés à mort, battaient lentement des ailes avant de s’immobiliser pour de bon. Des noirs pour la plupart, un couple de courouge, un branchu aux trois plumes précieuses, tous gras et en belles plumes. Le chien avait déjà bondi à l’eau, agrippa deux oiseaux et les déposa sur la berge avant de retourner chercher les autres. La besace en était pleine.
Retournant au canot, fier de son coup et fort content d’étonner Gaélen, il lui dit, les épaules secouées par de gros rires :
- T’as vu… sont tombés comme des roches. J’leur ai coupé la vie net !
Deux ou trois jours plus tard, à la barre pourpre du soleil couchant, une immense volée d’outardes passa juste au-dessus du chantier naval et traversa le fleuve en direction Sud. Sagaces et ordonnées, elles allaient demander asile à des terres plus clémentes. Elles volaient en herses, par bandes de cinquante, cent, parfois plus. Les dernières, plus jeunes, moins expérimentées, d’un vol tourmenté, jetaient sans cesse leurs deux notes de détresse auxquelles répondaient l’exhortation des éclaireurs.
- C’est la fin ! dit le père Damase, le cœur serré.
Le spectacle de ces volées était sublime. Gaélen qui n’avait jamais rien vu d’aussi saisissant en restait bouche bée, subjugué. Damase, la voix pleine de tristesse lui prédit que les canards sauvages suivraient les outardes sous peu, mais qu’ils voyageaient de nuit, sans cri et à une plus haute altitude. Dorénavant, l’ordre de l’hiver allait bientôt succéder à l’ordre de l’automne.