La tempête

L’entrepont des passagers

 

     En approchant des côtes de Terre-Neuve, le Jane-Black avait rencontré de gros vents d’Ouest, qui soulevaient de fortes vagues, les creusaient en vallées profondes et retardaient sa marche. L’océan gronde. On le sent davantage qu’on ne l’entend. Il fait vibrer le bois. On croirait à un gros animal qui se heurterait contre la coque du bateau, un animal énorme et peut-être pas de très bonne humeur. Une affreuse tempête le secouait comme une bouteille à la mer. Des nuées semblaient naître de toute part. C’était une fin de journée lugubre, une soirée qui sentait le drame. Ce vent qui court et qui se prend pour le mistral, lacère le visage et les mains. Les vagues lourdes qui se brisaient sur les planches du bordage sont pleines de rage. Leurs embruns qui cinglent sont glacées.
     Le ciel était noir, sombre à en avoir des frissons dans le dos. Les nuages obscurs ne laissaient pas entrevoir un seul coin du ciel. Réduit à ses basses voiles, le navire luttait péniblement contre les flots, qui déferlaient avec violence le long de son bord et couvraient tout l’avant d’une pluie d’eau salée. Le voilier plongeait dans les creux redoutables de la mer sombre et déchaînée. Les vagues s’élevaient à des hauteurs gigantesques, leur masse venant s’écraser sur la coque avec une force effrayante; dans le ciel obscur, la pluie blanche des embruns déferlait sur le pont sous la force du vent. Partout on percevait les bruits des objets qui souffraient, du bois forçant conte le bois, des cordages qui frottaient, tendus à se rompre.
     Les passagers, blottis dans leur cabine, souffraient des mouvements rudes et saccadés que la mer imprimait au bâtiment. Gaélen s’était assuré que sa mère et Margie étaient toujours au sec sur leur paillasse déposée par terre pour éviter les chutes. Il fit de même avec Ophélia. Puis, songeur, il se dirigea vers les sanitaires. Le lieu était en piteux état, et il eut un haut-le-cœur en pataugeant dans une eau jaunâtre malodorante. Sa besogne terminée, il se rinça les mains et repartit soulagé. Mais à peine sorti, il fut projeté contre la cloison lui faisant face.
Nom d’un chien, jura-t-il. On peut à peine tenir debout.

     Gaélen écoutait, tendu à l’extrême. Il avait envie de se confronter aux éléments déchaînés, d’aider les matelots s’il le fallait. La curiosité l’emporta, il gagna à quatre pattes les marches et se hissa jusqu’à ce que sa tête se trouva au-dessus du niveau du pont. Le vent lui coupa le souffle, le bateau se souleva et une eau glacée et écumante s’abattit sur le pont lui éclaboussant la figure. Le vent sifflait dans les haubans et on aurait pu croire à des cris stridents, poussés par des démons.
     Un grain plus soutenu le rattrapa. En un clin d’œil, il fit presque nuit et des trombes d’eau s’abattirent sur lui. De sa main gauche, il s’agrippa à la rampe métallique sans la lâcher l’autre crispée sur son ventre. Le navire tanguait, gémissait de douleur comme s’il allait se désintégrer. La proue plongea soudain dans une vallée creusée entre deux lames géantes. Il leva la tête, regarda en l’air et ne vit que de l’eau. Un véritable mur d’eau se dressait presque aussi haut que le mat, prêt à écraser le malheureux esquif, à le réduire en miettes.
     La gorge nouée par la terreur, il ne pouvait même pas crier. Il ressentait une palpitation glaciale dans son ventre, dans ses jambes et sa poitrine, mais refusait obstinément à céder à la panique. Secoué, craquant de toutes parts, le voilier escalada la muraille liquide et resta perché sur la crête de la vague un long moment. À l’instant où le navire amorçait une seconde chute vertigineuse il aperçut Thomas assis au pied du grand mat, accroché à des cordages, les yeux fixés sur le point d’horizon d’où se levaient les nuées menaçantes qui assombrissaient le ciel. À l’avant, quelques matelots, serrés dans leur imperméable et chapeau de pêcheur sur la tête, tapis le long de la lisse, causaient à demi-voix, baissant la tête pour éviter les frimas que le vent arrachait à la crête des vagues et leur lançait à la face.
Fichu temps de chien, n’est-ce pas ? cria Gaélen dont le vent couvrait la voix et qui avait grand peine à marcher en ligne droite.
Il fallait s’y attendre, il faut bien payer son tribut à Neptune ! Et puis, comparé à la désolation que nous laissons derrière-nous, il convient parfaitement de dire que les hommes sont beaucoup plus dangereux que la mer. Leur désir de puissance et leur cupidité nous a valu misères, larmes et morts. Le plus beau est devant nous; nous filons vers l’avenir !

     Trempés jusqu’aux os, les deux hommes, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, saisi d’un fou rire incontrôlable. Ils s’abandonnèrent tous les deux à la griserie du danger.

 
 
 

Dans un tourbillon

    Tout à coup, un bruit semblable à celui de la foudre éclata. La brigantine[1], qui frémissait depuis le matin sous l’effort des rafales se succédant sans relâche, venait de se déchirer dans toute sa longueur. Les lambeaux de toile, battues par le vent, frappaient contre la vergue, et des matelots, accourus à la voix du capitaine, s’élançaient sur le mât, les yeux injectés de sang, les mains déchirées à force de tirer sur les cordes, tandis que d’autres carguaient[2] la brigantine, accompagnant leurs manœuvres de cris rauques et inarticulés ressemblant à des clameurs désespérées.
     Cet incident sérieux interrompit la conversation de nos amis. Gaélen regagna le pont inférieur afin de laisser le champ libre à l’équipage qui en avait plein les bras. Comme il arrivait au bas de l’escalier, Ophélia toute effrayée par les grondements de la mer, les hurlements du vent et les cris de douleur du navire, ouvrit la porte de sa cabine :
- Qu’y a-t-il, monsieur Mitchell, demanda-t-elle avec inquiétude, que se passe-t-il là-haut ?
- Une voile s’est déchirée et un grain plus méchant que les autres s’est abattu sur nous. Voilà tout, répondit Gaélen se voulant rassurant, comment vous sentez-vous?
Elle ne doutait cependant pas que Gaélen lui cachait son inquiétude.
- À demie morte de peur. Tout craque ici, répondit Ophélia : j’entends les vagues frapper le flanc du navire, ça m’inquiète et votre mère aussi. On a peine à se tenir debout par ce tangage incessant. Heureusement, il y a des rampes dans toutes les coursives[3]. Et puis il fait si froid, j’en suis totalement transie.
     Un brusque mouvement projeta Ophélia sur le sol au bas des marches conduisant au pont en une chute fort peu gracieuse. Elle se redressa péniblement aidée des bras de Gaélen, et remit de l’ordre dans sa tenue.
- Maudite tempête, j’aurais pu me rompre le cou !
- Je vous en prie, mademoiselle, restez sagement dans votre cabine, cette tempête se calmera bientôt à coup sûr. Vous y serez à l’abri. Je vais aller changer de vêtements et je vous reviens.
     Il l’aida à s’asseoir sur la banquette de sa cabine en penchant la tête pour ne pas la cogner au chambranle de la porte. Quelques minutes plus tard il était revenu dans la cabine d’Ophélia qui l’attendait.
- J’ai si froid !
     Gaélen la prit dans ses bras et la serra contre lui en s’efforçant de lui communiquer sa chaleur. Il lui caressa les cheveux, les joues, la bouche, le menton.
- N’aies plus peur, Ophélia, mon amour, c’est fini. Nous sommes en sécurité maintenant. Tout va bien, tout…
     C’était la première fois qu’il la tutoyait, il sentait que cette intimité magique et partagée le lui permettait. Il lui embrassait le front, les joues, le cou. Peu à peu, Ophélia reprit des couleurs. Elle tourna la tête pour lui rendre ses baisers. Alors il n’y eut plus de froid, plus de tempête, plus de faiblesse. Rien n’existait plus pour elle que les lèvres de Gaélen, brûlantes sur sa bouche, la chaleur de ses mains sur son corps. Que la force de ses épaules auxquelles elle s’agrippait. Que les battements de son cœur dans sa gorge palpitante sous les lèvres de Gaélen. Que le cœur de Gaélen qu’elle sentait battre tant leurs poitrines étaient écrasées l’une contre l’autre.
     Ils ressentaient ce puissant tourbillon qui les attire, qui les isole du monde, qui donne la vie, une vie intime qui les libère et les entraîne jusqu’au cœur de l’intemporel. Leurs passions réciproques montaient au même diapason, tandis que s’exacerbaient leurs désirs – jusqu’à ce que l’extase les emporte là où les pensées deviennent inutiles et les mots insignifiants, dans une union au-delà de l’esprit, au-delà du temps, au-delà du monde.


[1] Brigantine = Voile trapézoïdale enverguée sur la corne d’artimon (placée sur le mât arrière).
[2] Carguer = replier, serrer une voile autour d’un espar (vergue, bôme, mât) à l’aide de cargues.
[3] Coursives = Couloirs dans la longueur d'un navire.

 

Terre… Terre…!

    Le tumulte de la mer agitée et la voix du vent mugissant à travers les cordages, les cris des matelots et le bruit de leurs pas précipités sur le pont causaient une certaine frayeur. De plus, voir des matelots travailler sans relâche aux pompes à cause de l’impétuosité des lames, qui, en retombant sur le pont avec fracs, ébranlaient le bâtiment, ne faisait qu’ajouter à leurs craintes.
     Les occupants du vaste entrepont eurent l’impression épouvantable que le grand voilier chavirait à bâbord. Immédiatement, il sembla se cabrer en avant. Le sol prit une inclinaison inquiétante. Des objets divers roulèrent d’un bout à l’autre des allées. Serrés dans les entreponts, les passagers se communiquaient à voix basse leurs inquiétudes croissantes. Sans un geste. Emprisonnés dans les cales, ces pauvres humains tremblaient, sans un mot. La mer grognait toujours derrières les planches et sa voix sourde couvrait les soupirs, les raclements de gorge et les sanglots. Il y en avait qui pleuraient en regrettant la terre, d’autres  demeuraient immobiles, la tête dans leurs mains, comme si tout espoir était à jamais perdu. Les plus trouillards interprétaient ce temps-là comme un présage d’apocalypse. De ces poitrines comprimées par l’angoisse, il s’échappait d’ardentes prières, espérant que Dieu leur permettrait d’aborder en terre d’Amérique.

     Au petit matin, les vents avaient beaucoup diminué en intensité. D’un temps affreusement hostile, en quelques heures, les vagues s’étaient calmées. La tempête, qui avait ébranlé bateau et passagers pendant plus de seize heures, était maintenant derrière, poursuivant sa course folle vers le Nord-Est. Enfin, le Jane Black était tiré d’affaire sans trop d’avaries importantes.
     Attirés par une subite agitation, Gaélen, Thomas et Seamus se dirigèrent en toute hâte sur le pont entraînant à leur suite Martha, Margie et Ophélia. L’atmosphère chez les passagers était à l’euphorie : le bruit courait que les côtes de l’Amérique seraient en vue. La nouvelle se répandit rapidement. En effet, le 3 juillet, les passagers sortirent enfin des ténèbres océaniques. Les côtes rocheuses de Terre-Neuve se dressaient au loin, à l’horizon. Comme ils dormaient tout habillés, tous les curieux se précipitèrent sur le pont. Après trois longues semaines à n’être entouré que d’eau, cette sombre masse rocheuse leur apparaissait comme la porte d’entrée du paradis.
     Un autre spectacle tout aussi superbe et inattendu s’offraient à leur vue. Alors que toutes les voiles sont déployées et que le navire danse sur les flots, une bande de dauphins escortait le vaisseau de leurs ondulations rapides. Il est même arrivé dans la journée qu’une ou deux immenses baleines, soufflant l’eau comme une fontaine, soit aussi émerveillée que nos amis de se trouver si près de ce compagnon surmonté de ces grandes voiles blanches. Ce merveilleux spectacle, pour un bon moment, fit oublier tous les inconvénients vécus en mer depuis le départ. C’était tellement beau de naviguer ainsi et se sentir si libre qu’on avait l’impression de s’envoler comme ces dizaines de mouettes blanches et bavardes qui avaient pris d’asseau le bâtiment, se posant sur les vergues en criant des mots de bienvenue.
     Enfin, la vie s’épanouissait à nouveau. Enfin l’espoir renaissait et dans tous les cœurs, l’heure était à la fête. Voilà qu’arrivèrent Timothy Carmody, l’accordéoniste et Turlough Monaghan le violoniste avec leurs instruments.
Je voudrais vous chanter « The Rocky Road to Dublin », annonça Seamus d’un grand sourire quand il les vit, mais comme il s’agit d’un rythme très soutenu, l’apport d’un bodhràn serait important.
Donnez-moi quelques minutes, Luke Dudley est à bord, à ma connaissance c’est le meilleur tambourineur que je connaisse.

     Peu de temps après, Timothy revint non seulement avec Luke Dudley et son bodhràn, mais aussi avec Daniel Fitzpatrick et sa harpe celtique. Le quatuor ainsi formé, entama les premières notes sous les applaudissements des curieux de plus en plus nombreux qui s’étaient assemblés aux alentours. Malgré le rythme accéléré, entêtant et hypnotique de la chanson, le volume de la voix de Seamus demeura clair et fort, en parfaite harmonie avec la musique, même lorsque le violon et l’accordéon variaient en sonorité. Il avait réussi à capter l’attention de son auditoire. Comme Martha et Margie, tous s’abandonnaient complètement à cette magie. Ophélia riait, pleurait, dansait comme elle ne se serait jamais crue capable de danser.

 

La route rocailleuse vers Dublin

Au mois de juin, de chez moi
J'ai quitté les filles de Tuam, le cœur presque brisé.
J'ai salué mon père, embrassé ma mère chérie.
J'ai bu une pinte de bière pour étouffer mon chagrin et mes larmes.
Puis je suis parti moissonner le maïs, et j'ai quitté l'endroit où j'étais né.
J'ai coupé un prunellier robuste pour bannir les fantômes et les gobelins
J'ai fait claquer une paire de brogues[1] flambant neuves dans les tourbières
Et j'ai effrayé tous les chiens sur la route rocailleuse qui mène à Dublin.
Chorus
Un, deux, trois, quatre, cinq, chassez la hase
Et faites-la dévaler la route rocailleuse jusqu'à Dublin.
Whach fol-lol-de-ra


[1] La brogue (dérivé du gaélique bróg et de l’écossais bròg, « chaussure ») est un style de chaussure traditionnellement caractérisé par plusieurs pièces de cuir avec des perforations décoratives, dans les tons marrons, à semelle large pour leur utilisation d'origine en Écosse ou Irlande sur des chemins boueux.

 

     Luke Dudley était vraiment un as du bodhràn. La main gauche posée contre la face inférieure de la peau comme s’il la caressait, il maniait la baguette de la main droite avec une incroyable souplesse du bras et du poignet. Sa main volait du haut en bas et au centre du cercle de cuir, en imprimant à la baguette un battement continu.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

Le Grand Fleuve.

 

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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