Le tumulte de la mer agitée et la voix du vent mugissant à travers les cordages, les cris des matelots et le bruit de leurs pas précipités sur le pont causaient une certaine frayeur. De plus, voir des matelots travailler sans relâche aux pompes à cause de l’impétuosité des lames, qui, en retombant sur le pont avec fracs, ébranlaient le bâtiment, ne faisait qu’ajouter à leurs craintes.
Les occupants du vaste entrepont eurent l’impression épouvantable que le grand voilier chavirait à bâbord. Immédiatement, il sembla se cabrer en avant. Le sol prit une inclinaison inquiétante. Des objets divers roulèrent d’un bout à l’autre des allées. Serrés dans les entreponts, les passagers se communiquaient à voix basse leurs inquiétudes croissantes. Sans un geste. Emprisonnés dans les cales, ces pauvres humains tremblaient, sans un mot. La mer grognait toujours derrières les planches et sa voix sourde couvrait les soupirs, les raclements de gorge et les sanglots. Il y en avait qui pleuraient en regrettant la terre, d’autres demeuraient immobiles, la tête dans leurs mains, comme si tout espoir était à jamais perdu. Les plus trouillards interprétaient ce temps-là comme un présage d’apocalypse. De ces poitrines comprimées par l’angoisse, il s’échappait d’ardentes prières, espérant que Dieu leur permettrait d’aborder en terre d’Amérique.
Au petit matin, les vents avaient beaucoup diminué en intensité. D’un temps affreusement hostile, en quelques heures, les vagues s’étaient calmées. La tempête, qui avait ébranlé bateau et passagers pendant plus de seize heures, était maintenant derrière, poursuivant sa course folle vers le Nord-Est. Enfin, le Jane Black était tiré d’affaire sans trop d’avaries importantes.
Attirés par une subite agitation, Gaélen, Thomas et Seamus se dirigèrent en toute hâte sur le pont entraînant à leur suite Martha, Margie et Ophélia. L’atmosphère chez les passagers était à l’euphorie : le bruit courait que les côtes de l’Amérique seraient en vue. La nouvelle se répandit rapidement. En effet, le 3 juillet, les passagers sortirent enfin des ténèbres océaniques. Les côtes rocheuses de Terre-Neuve se dressaient au loin, à l’horizon. Comme ils dormaient tout habillés, tous les curieux se précipitèrent sur le pont. Après trois longues semaines à n’être entouré que d’eau, cette sombre masse rocheuse leur apparaissait comme la porte d’entrée du paradis.
Un autre spectacle tout aussi superbe et inattendu s’offraient à leur vue. Alors que toutes les voiles sont déployées et que le navire danse sur les flots, une bande de dauphins escortait le vaisseau de leurs ondulations rapides. Il est même arrivé dans la journée qu’une ou deux immenses baleines, soufflant l’eau comme une fontaine, soit aussi émerveillée que nos amis de se trouver si près de ce compagnon surmonté de ces grandes voiles blanches. Ce merveilleux spectacle, pour un bon moment, fit oublier tous les inconvénients vécus en mer depuis le départ. C’était tellement beau de naviguer ainsi et se sentir si libre qu’on avait l’impression de s’envoler comme ces dizaines de mouettes blanches et bavardes qui avaient pris d’asseau le bâtiment, se posant sur les vergues en criant des mots de bienvenue.
Enfin, la vie s’épanouissait à nouveau. Enfin l’espoir renaissait et dans tous les cœurs, l’heure était à la fête. Voilà qu’arrivèrent Timothy Carmody, l’accordéoniste et Turlough Monaghan le violoniste avec leurs instruments.
- Je voudrais vous chanter « The Rocky Road to Dublin », annonça Seamus d’un grand sourire quand il les vit, mais comme il s’agit d’un rythme très soutenu, l’apport d’un bodhràn serait important.
- Donnez-moi quelques minutes, Luke Dudley est à bord, à ma connaissance c’est le meilleur tambourineur que je connaisse.
Peu de temps après, Timothy revint non seulement avec Luke Dudley et son bodhràn, mais aussi avec Daniel Fitzpatrick et sa harpe celtique. Le quatuor ainsi formé, entama les premières notes sous les applaudissements des curieux de plus en plus nombreux qui s’étaient assemblés aux alentours. Malgré le rythme accéléré, entêtant et hypnotique de la chanson, le volume de la voix de Seamus demeura clair et fort, en parfaite harmonie avec la musique, même lorsque le violon et l’accordéon variaient en sonorité. Il avait réussi à capter l’attention de son auditoire. Comme Martha et Margie, tous s’abandonnaient complètement à cette magie. Ophélia riait, pleurait, dansait comme elle ne se serait jamais crue capable de danser.