Le 3 juillet 1850, le maire nouvellement élu de la ville de Québec, Fortunat Narcisse Belleau avait tenu à célébrer les 242 ans de la fondation de la ville par différentes festivités dont un bal. Ce soir-là, invité par le maire, Thomas Flynn était accompagné par Ophélia et Gaélen peu habitués à ces soirées mondaines.
Une paire d’énormes lanternes, chacune pourvue de six becs de gaz, étaient accrochées à deux poteaux de fer peints en noir. Elles illuminaient le péristyle aux importantes colonnes blanches d’un majestueux bâtiment en retrait de la rue, derrière de hautes grilles de fer forgé. Sous un dais d’une blancheur immaculée, un tapis blanc était déroulé depuis le marchepied de marbre, disposé au bord du trottoir, jusqu’au perron du péristyle. Ils suivirent un sentier au bout duquel un banquet les attendait. Une immense table avait été dressée sous un dôme couvert d’une multitude de feuilles d’espèces différentes.
Le maire, Belleau, un québécois de la capitale, accueillait personnellement chaque invité par des paroles gentilles et une chaude poignée de main. Dans ses fonctions, il faisait preuve de cette modération chère aux citoyens de la ville. Il était la patience incarnée en politique, mais agressif comme un taureau lorsqu’on le contrariait. Curieusement, alors que Thomas demeurait intraitable sur le plan des principes, il ne s’emportait guère dans la vie quotidienne. Un diplomate dans l’âme. Prudent, il était bien décidé à détourner la conversation sur des sujets plus légers le cas échéant.
Le cuisinier français s’était surpassé et le service se fit de façon impeccable. Les poissons de l’Atlantique dégageaient un arôme délicieux. Ils furent suivis de gibier des forêts avoisinantes accompagnés de légumes frais du potager. Fortunat multiplia les calembours suivi en cela de Thomas Flynn et l’on s’amusa ferme.
Les convives attaquaient leur mousse à l’érable quand le premier ministre du Canada-Est (Québec aujourd’hui) Denis Benjamin Viger, qui allait de table en table, vint se joindre à eux. Cheveux clairs, favoris poivre et sel, il avait un physique d’athlète mais le chic d’un homme du monde. Il avait un certain charme, des yeux rieurs et des fossettes bien apparentes lui creusaient les joues.
Deux ou trois jours avant cet évènement, Thomas avait annoncé à sa fille qu’un bal serait tenu en soirée et de prendre les dispositions nécessaires pour être à la hauteur. Ce qu’elle fit avec beaucoup d’intérêts. Le matin même, elle se fit coiffer et il s’avéra que cette coiffure courte et nette lui allait particulièrement bien et accentuait la beauté de ses grands yeux, la délicatesse de ses traits et le modelé de ses hautes pommettes. Grâce à une meilleure nourriture, son corps mince et frêle s’était étoffé sous les nouveaux vêtements quelle avait choisi.
Elle était vêtue d’une robe d’été bleue; un large col de dentelle encadrait son visage. Un portrait de jeune fille, songeait Gaélen, qui aurait pu être exécuté trois ou quatre siècles auparavant. Ou maintenant, ou il y a dix ans. Le portrait intemporel d’une belle jeune fille, élégante et raffinée.
Pendant que les domestiques s’activaient aux tables, les invités qui avaient fini de manger défilaient sur la galerie couverte où thés et/ou digestifs leurs étaient servis selon leurs préférences. En voyant les musiciens prendre place sur l’estrade, beaucoup de convives sentaient le besoin de se dégourdir les jambes. L’adjoint au maire approcha un cornet de sa bouche et s’écria :
- Gentlemen, choose your partner[1] !
Et le bal commença sur les airs du compositeur autrichien à la mode : Johann Strauss. Les couples se formèrent et l’on s’enlaça à tour de rôle sur la piste improvisée. Certaines personnalités : politiciens, juristes, négociants, restèrent à discuter pendant que les gens dansaient. Ces gens n’avaient qu’un unique sujet de conversation : fédérer tous les territoires en un seul pays, le Canada. On distinguait ici et là les habits blancs, les longs cigares au bout des mains gesticulantes, le scintillement des verres qu’ils portaient à leurs lèvres sous le grand lustre illuminé, tandis que les femmes, en grande toilette, minaudaient derrière leurs éventails. Gaélen s’était levé et pris délicatement la main d’Ophélia pour l’inviter à danser. Tous deux s’étaient avancés jusqu’au milieu de la piste alors que les musiciens attaquaient une valse à la mode.
Ils avaient tourné, tourné… en souhaitant que la musique ne s’arrêtât jamais. À la fin de la soirée, alors qu’ils entamaient la dernière danse, soudain, elle sentit ses mains sur ses épaules. Il l’attirait contre lui, la serrait contre son corps. Instantanément, elle ressentit un vertige familier… c’était donc si simple ! En l’espace d’une seconde, elle comprit combien elle aimait cet emportement du désir, combien elle désirait le corps de cet homme contre le sien. Elle se serra contre lui. Pendant un long moment, ils demeurèrent pressés l’un contre l’autre. Puis, tendrement, Gaélen lui demanda d’être sa fiancée. Comment conserver son sang-froid ? Elle tremblait comme un saule dans la tempête. Elle se sentait envahie par des sensations étranges et inconnues. Si le paradis est un lieu où on se sent bien dans sa peau et dans sa tête, un lieu où on se sent chez soi et heureux, alors ils y étaient vraiment.
Les amoureux avaient scellé leur entente par un baiser qui n’avait pas échappé à Thomas. Il avait d’ailleurs choisi ce moment pour gagner la sortie, comme s’il avait voulu laisser au jeune Mitchell juste assez de temps pour déclarer son amour. L’air était sec, le ciel très haut, moucheté de nuages floconneux. Ils ont marché longtemps, flânant dans les rues sans se presser. N’avaient-ils pas mille choses à se dire ? La soirée était d’une telle douceur et leur cœur si chargé d’émotions que, bras dessus, bras dessous, ils se sont échangé des mots d’amour et des promesses d’avenir. Lorsqu’ils sont rentrés, chacun chez soi, ils étaient tous les deux morts de fatigue mais noyés de bonheur. Un mois plus tard, les deux tourtereaux unissaient leurs destinées en la chapelle Notre-Dame-des-Victoires de la grande Place-Royale.
C’était un mardi nuageux et très doux. La cérémonie allait bon train. Agenouillés à un prie Dieu devant la table de communion, les nouveaux époux qui venaient de donner leur consentement mutuel devant le prêtre s’échangeaient parfois un regard ému et timide. Gaélen ressentait de la fierté à voir Ophélia si jolie dans sa robe de mariée qui lui affinait la taille, et toute en frisons devant et autour du cou à l’arrière. Une robe d’un bleu moyen qui rebondissait sous la taille. Et ce chapeau couleur de ciel dont l’arrière semblait à étages qui se fondait en un seul à l’avant pour ceindre le front, bien retenu en place par une broche passée dans sa chevelure.
Quand elle était descendue dans l’escalier à la maison de son père alors qu’il l’y rejoignait une heure plus tôt, l’image qu’elle lui avait alors donnée éblouissait, comme si en plus de leur beauté et de leur ordre, ses vêtements s’étaient mis au diapason de son large sourire aimable. Ophélia possédait un regard d’une douceur incomparable coulant par ses yeux où la tendresse veillait jour et nuit. Le vide profond de l’absence de sa mère ne serait qu’en partie comblé par son bonheur et le hommages qu’on lui rendrait ainsi qu’à son époux durant ce jour de noce. C’est qu’il y avait de l’amour partagé à la base de cette union
- Conjugo vos in matrimonium, récita le célébrant.
Ophélia tendit sa main délicate pour recevoir l’anneau. Son fiancé la dévorait des yeux et fièrement lui glissa au doigt une bague de Claddagh qu’il avait expressément demandé à l’oncle Geoffroy de lui trouver et expédier. Ophélia plisse les yeux de plaisir. Elle brille de vie ! Les mariages d’amour sont toujours attendrissants.
La cérémonie terminée, les nouveaux époux reçurent les félicitations de toute l’assemblée. Margie embrassa sa belle-sœur à qui elle vouait un attachement qui ne s’était jamais démenti. D’un peu plus de trois ans son aînée, Ophélia était une sorte de grande sœur. Elle était la chaleur incarnée et savait envelopper de tendresse ceux qu’elle prenait en affection.