Sur le fleuve d’eau, court et miaule un fleuve de vent. Un vent rageur et impétueux que même les plus grosses pluies ne peuvent abattre. Il est partout, souvent dangereux, difficile de lui échapper. C’est un vent qui vient de très loin. Nul ne sait où il a pris sa source, fort probablement des Rocheuses. Il a couru sur les vastes plaines de l’Ouest avant de s’engouffrer dans la vallée du Saint-Laurent où rien ne pouvait ralentir sa course. Il rugit, n’a peur d’aucun obstacle et s’acharne à lever des vagues écumantes. En mai, lors des « grandes marées » on le dit responsable de l’inondation des rues de la basse-ville de Québec, près du port.
Le 16 juillet 1847, le Jane Black atteint le petit port de la Grosse-Île. La longue traversée de trente-neuf jours venait de se terminer au grand soulagement des passagers. Mais avant, il fallait franchir la « Quarantaine », un passage obligé pour les bateaux entre l’île à Deux-Tête et sa plus proche voisine à l’Ouest, l’île Sainte-Marguerite, où, bien des vaisseaux trop lourd ou trop gros, s’échoueraient misérablement sur les hauts fonds du chenal. Seuls les pilotes canadiens, dit-on, pouvaient diriger un navire, et encore, d’un tonnage inférieur à ceux des gros navires marchands, en de telles eaux si agitées et traitresses. Et l’on parlait de tous ces squelettes de marins français naufragés ayant péri là, et qui montaient la garde au fond du fleuve. Ces idées fausses et illusions, permettaient aux gens de dormir, du moins d’un œil, en attendant le pire, dérisoire sentiment de sécurité.
Un léger brouillard s’étendait sur le fleuve qui donnait à l’eau des reflets tristes d’un gris brunâtre et atténuait les couleurs de la forêt. Le navire se frayait un chemin parmi les innombrables îles de l’archipel tandis que Gaélen, accoudé à la rambarde du pont supérieur, laissait errer son regard sur ce paysage nordique, contemplant son nouvel environnement. Épaule contre épaule, il tenait amoureusement la main d’Ophélia et se sentait au septième ciel.
À une certaine distance de l’île, la vue que les passagers en avaient de loin était très belle. À l’extrémité de l’île, des rangées de tentes et de marquises rappelaient un campement militaire. Un peu plus près, il y avait le petit fort et la résidence du médecin-chef, et, plus près encore, la chapelle, l’hôpital des marins et le petit village avec son quai et quelques bateaux à voile.
Coiffée de son chapeau favori, elle s’efforçait de le retenir sur sa tête malgré les rafales de vent, debout entre son père, Martha et Margie à ses côtés, pour assister à l’entrée dans le petit port. Elle contempla avec effarement l’île rocheuse à tribord. Il lui paraissait normal que cette muraille de roche escarpée pût tenir tête à la violence des vagues et de l’écume qui s’élevait en tourbillon. Jamais elle n’avait rien vu d’aussi exotique que cette falaise.
Un sentier descendait à pic sur le versant droit de l’île jusqu’à une berge assez étroite où des bâtiments en bois étaient groupés autour d’un quai en pierre. Le capitaine sortit de la timonerie pour diriger l’accostage.
- À l’amarrage ! cria-t-il aux dockers à qui les matelots jetaient déjà les toulines[1].
Doucement, le navire s’approcha du quai. À son contact, les longues bouées protectrices roulèrent sur le mur en grinçant fortement. Les aussières[2] de chanvre, enroulés autour des bollards[3], tant à l’avant qu’à l’arrière, bruyamment s’étiraient à se rompre avant de l’immobiliser complètement.
Le long du quai s’était rassemblé une trentaine de personnes. Des médecins, des infirmières, infirmiers, des religieuses ainsi qu’une vingtaine de brancardiers tous prêts à intervenir. Plus haut, derrière eux, au-delà des quelques marches taillées à même la pierre, d’autres intervenants étaient venus accueillir les nouveaux arrivants, et offrir aide et assistance à ceux dont la condition physique nécessite des soins urgents. Ce branle-bas était devenu une sorte de routine pour les employés de la Grosse-Île. Chaque jour, ou presque, de tôt le printemps à tard l’automne, des voiliers apportaient leurs chargements d’immigrants irlandais dont beaucoup en piteux état.
Les passagers encore valides, avaient déjà assemblé leurs bagages et se pressaient sur le pont en attendant de débarquer. Lorsque la passerelle s’abattit, la file des immigrants, maigres, sales et déguenillés, se trainant les pieds parce qu’affaiblis par les privations, descendirent d’un air pensif, à demi-vaincus par la souffrance. Ils furent accueillis à terre par une délégation de gens souriants, attentifs à leurs criants besoins.
[1] Touline = Un lance-amarres, est tout d'abord un cordage fin à l'extrémité duquel est fixé un nœud en forme de boule qu'on appelle une pomme de touline.
[2] Aussière ou haussière est un gros cordage employé pour l’amarrage et le remorquage de navires.
[3] Bollard = ou borne d'amarrage, est à l'origine une grosse masse à la fois cylindrique et coudée qui sert à amarrer les navires.