Le Grand Fleuve.

 
 

    Tous ces immigrants Irlandais, ont quitté famille, amis, pays, habitudes, mais ils ont d’abord quitté un pays en proie à la Grande Famine et aux mauvais traitements de l’occupant britannique. Quitter… ne serait-il pas plus exacte de dire plutôt « fuir » ce malheureux pays. Mais combien savent qu’il leur faudra affronter de nouvelles réalités en cette terre d’Amérique où ils espèrent retrouver la joie de vivre.
     Le vent tombe, le Golfe du Saint-Laurent s’assoupit. Le voilier venait de pénétrer dans cet immense golfe qui avait, selon la description qu’en fit Jacques Cartier trois siècles plus tôt, quelques dizaines de lieues d’écart d’une rive à l’autre. Le soleil perce les nuages et l’eau prend une couleur plus claire. C’est la mer ombrageuse qui garde ses secrets. En remontant l’estuaire du Grand-Fleuve pour se rendre à Québec, les passagers valides, accoudés aux bastingages, admiraient les hautes forêts touffues qui défilaient sans fin le long des deux rives. Tout est nouveau et impressionnant. Ils sont frappés par la largeur du fleuve, des rivières tumultueuses qui s’y jettent, la splendeur des montagnes de l’arrière-pays, la nature sauvage du paysage et les rares traces apparentes d’intervention humaine. Ils ont les larmes aux yeux tellement ils sont émus de la beauté de ce paysage démesuré. L’air embaumait le pin, le sel et la mer, ce parfum si particulier à la région.
     À l’approche de Tadoussac, tous furent étonnés par le bal des baleines. Non pas une ou deux comme en haute mer, mais dix, douze, parfois plus, attirées par l’abondance de la nourriture, évoluant en toute grâce dans les parages. Quoique encore distantes de quelques kilomètres, les rives du Saint-Laurent étaient plus rapprochées. On y distinguait des villages, Tadoussac, Kamouraska, Baie-Saint-Paul, des champs en culture, des maisons, des barques de pêcheurs, des goélettes, des voiliers… toute la vie d’un pays en mouvement. Le moral des voyageurs s’en ressentit. Quel était cet étrange pays où ils arrivaient exténués, et pourtant remplis d’espoir.
     Tadoussac, Kamouraska : Ophélia répéta ces noms à consonnance si étranges et qu’elle trouvait si beaux. On aurait dit une musique. Cela ne ressemblait à aucun nom qu’elle avait jamais entendu. Elle apprendra plus tard que Tadoussac, ce nom d’origine autochtone, (Innu) signifie « mamelle » à cause des deux collines rondes situées à l’Ouest du village. Tandis que Kamouraska, d’origine Micmaque, ferait référence aux joncs (aussi appelé « foin de mer ») qui abondent dans l’eau salée du fleuve à cet endroit.
     Ils vont bientôt prendre conscience que tout, vraiment tout, dans ce nouveau pays devra être appris. Il leur faudra apprendre les quatre saisons, l’hiver surtout avec sa basse température, sa durée de plus de cinq mois, la réclusion qu’il va leur imposer, la lutte contre le froid pour survivre. Jour et nuit, autant à l’intérieur qu’au dehors. Fort heureusement pour ces nouveaux venus, les habitants de ce pays, avec qui ils vont vivre désormais, le connaisse par cœur et ont mit au point des techniques et des moyens imbattables pour y vivre. L’hiver, les étés très chaud, mais aussi la barrière de la langue qu’il faudra maîtriser si l’on veut communiquer avec l’habitant et se comprendre.

 

La Grosse Ile

     Sur le fleuve d’eau, court et miaule un fleuve de vent. Un vent rageur et impétueux que même les plus grosses pluies ne peuvent abattre. Il est partout, souvent dangereux, difficile de lui échapper. C’est un vent qui vient de très loin. Nul ne sait où il a pris sa source, fort probablement des  Rocheuses. Il a couru sur les vastes plaines de l’Ouest avant de s’engouffrer dans la vallée du Saint-Laurent où rien ne pouvait ralentir sa course. Il rugit, n’a peur d’aucun obstacle et s’acharne à lever des vagues écumantes. En mai, lors des « grandes marées » on le dit responsable de l’inondation des rues de la basse-ville de Québec, près du port.
     Le 16 juillet 1847, le Jane Black atteint le petit port de la Grosse-Île. La longue traversée de trente-neuf jours venait de se terminer au grand soulagement des passagers. Mais avant, il fallait franchir la « Quarantaine », un passage obligé pour les bateaux entre l’île à Deux-Tête et sa plus proche voisine à l’Ouest, l’île Sainte-Marguerite, où, bien des vaisseaux trop lourd ou trop gros, s’échoueraient misérablement sur les hauts fonds du chenal. Seuls les pilotes canadiens, dit-on, pouvaient diriger un navire, et encore, d’un tonnage inférieur à ceux des gros navires marchands, en de telles eaux si agitées et traitresses. Et l’on parlait de tous ces squelettes de marins français naufragés ayant péri là, et qui montaient la garde au fond du fleuve. Ces idées fausses et illusions, permettaient aux gens de dormir, du moins d’un œil, en attendant le pire, dérisoire sentiment de sécurité.
     Un léger brouillard s’étendait sur le fleuve qui donnait à l’eau des reflets tristes d’un gris brunâtre et atténuait les couleurs de la forêt. Le navire se frayait un chemin parmi les innombrables îles de l’archipel tandis que Gaélen, accoudé à la rambarde du pont supérieur, laissait errer son regard sur ce paysage nordique, contemplant son nouvel environnement. Épaule contre épaule, il tenait amoureusement la main d’Ophélia et se sentait au septième ciel.
     À une certaine distance de l’île, la vue que les passagers en avaient de loin était très belle. À l’extrémité de l’île, des rangées de tentes et de marquises rappelaient un campement militaire. Un peu plus près, il y avait le petit fort et la résidence du médecin-chef, et, plus près encore, la chapelle, l’hôpital des marins et le petit village avec son quai et quelques bateaux à voile.
     Coiffée de son chapeau favori, elle s’efforçait de le retenir sur sa tête malgré les rafales de vent, debout entre son père, Martha et Margie à ses côtés, pour assister à l’entrée dans le petit port. Elle contempla avec effarement l’île rocheuse à tribord. Il lui paraissait normal que cette muraille de roche escarpée pût tenir tête à la violence des vagues et de l’écume qui s’élevait en tourbillon. Jamais elle n’avait rien vu d’aussi exotique que cette falaise.
     Un sentier descendait à pic sur le versant droit de l’île jusqu’à une berge assez étroite où des bâtiments en bois étaient groupés autour d’un quai en pierre. Le capitaine sortit de la timonerie pour diriger l’accostage.
- À l’amarrage ! cria-t-il aux dockers à qui les matelots jetaient déjà les toulines[1].

     Doucement, le navire s’approcha du quai. À son contact, les longues bouées protectrices roulèrent sur le mur en grinçant fortement. Les aussières[2] de chanvre, enroulés autour des bollards[3], tant à l’avant qu’à l’arrière, bruyamment s’étiraient à se rompre avant de l’immobiliser complètement.
     Le long du quai s’était rassemblé une trentaine de personnes. Des médecins, des infirmières, infirmiers, des religieuses ainsi qu’une vingtaine de brancardiers tous prêts à intervenir. Plus haut, derrière eux, au-delà des quelques marches taillées à même la pierre, d’autres intervenants étaient venus accueillir les nouveaux arrivants, et offrir aide et assistance à ceux dont la condition physique nécessite des soins urgents. Ce branle-bas était devenu une sorte de routine pour les employés de la Grosse-Île. Chaque jour, ou presque, de tôt le printemps à tard l’automne, des voiliers apportaient leurs chargements d’immigrants irlandais dont beaucoup en piteux état.
      Les passagers encore valides, avaient déjà assemblé leurs bagages et se pressaient sur le pont en attendant de débarquer. Lorsque la passerelle s’abattit, la file des immigrants, maigres, sales et déguenillés, se trainant les pieds parce qu’affaiblis par les privations, descendirent d’un air pensif, à demi-vaincus par la souffrance. Ils furent accueillis à terre par une délégation de gens souriants, attentifs à leurs criants besoins.

 

[1] Touline = Un lance-amarres, est tout d'abord un cordage fin à l'extrémité duquel est fixé un nœud en forme de boule qu'on appelle une pomme de touline. 
[2] Aussière ou haussière est un gros cordage employé pour l’amarrage et le remorquage de navires.
[3] Bollard = ou borne d'amarrage, est à l'origine une grosse masse à la fois cylindrique et coudée qui sert à amarrer les navires.

 
 
 

Enfin à terre

    Les passagers les plus solides attendaient, près de la passerelle, que les brancardiers aient terminé de transporter les plus faibles encore couchés dans leur cabine et les morts, avant de mettre, eux aussi, pied à terre.
- Pas trop déçu ?
Gaélen se retourna en reconnaissant la voix de Thomas, ce dernier l’observa, amusé.
- Ma foi, non, répondit-il, bien au contraire. À voir tous ces gens présents, juste pour nous, l’accueil m’apparait chaleureux et réconfortant. Après tout ce que nous avons vécu ces derniers mois, ça me réchauffe le cœur.
     L’heure était aux effusions de joie et le bonheur se lisaient sur tous les visages. Martha prit ses enfants et les serra dans ses bras. Câlins et embrassades se succédaient, on aurait dit des enfants en liesse devant un plat de bonbons après quarante jours de carême.
- Est-il, par toute la terre, famille plus heureuse que la vôtre, qui a, en plus, la chance de compter en son sein une aussi merveilleuse créature que vous, Martha ? déclara Thomas.
Martha rougit de plaisir.
- Voilà un parfait exemple de la célèbre faconde irlandaise, dit-elle en souriant.
- Pas le moins du monde ! Je déplore, au contraire, de ne pas posséder le don de poésie pour mieux exprimer mes pensées. Puis il ajouta en arrondissant son bras:
- Madame Mitchell, accepteriez-vous de prendre mon bras, je voudrais être le premier à escorter vos pas sur cette nouvelle terre d’Amérique, jusqu’à ce que vous soyez en sécurité sur les hauteurs de ce raidillon devant nous, déclara-t-il en lui souriant avec tant de chaleur que Martha eut l’impression que cette invitation constituait l’évènement le plus heureux de sa vie.
- Quelle galanterie, Monsieur Flynn, j’accepte volontiers, ce sera l’occasion rêvée pour Gaélen d’en faire autant à Ophélia. Ces deux-là semblent se plaire beaucoup.
     Elle lui prit le bras et descendirent la passerelle d’un même pas. Enfin sur la terre ferme ! Il faisait un temps magnifique en ce vendredi de mi-juillet, un vent du sud faisait bouger la tête des arbres  Le vent s’engouffra dans la mante de Martha lorsqu’elle parvint au sommet des marches de pierre inégales qui étaient taillées dans le flanc de la colline, là même où des dizaines de milliers de ses compatriotes avaient gravit avant elle. Là même où, pour beaucoup, une vie nouvelle commençait, et où, finalement, certains autres avaient été malheureusement vaincus par la maladie. Un frisson la parcourut. « Une oie a marché sur ma tombe ». Le souvenir de ce dicton de son enfance la surprit, et la fit sourire.

     Elle leva les yeux vers ce nouveau ciel qui allait devenir le sien. Un ciel d’un bleu limpide; des nuages éblouissants de blancheur virevoltaient comme des danseurs au-devant des rafales de vent. Qu’ils paraissaient proches, et que le ciel semblait chaud et rassurant ! Une odeur de verveine flottait dans l’air. Ça sentait l’été déjà bien installé. Martha fut tout-à-coup envahie d’une profonde émotion : une nouvelle vie allait bientôt commencer, il lui restait à apprivoiser l’exil.
     Après ces si longs jours à ne voir que de l’eau agitée à en être secoué dans son corps et dans son âme, cette terre sous ses pieds, le vert tendre de l’herbe, celui des arbres au feuillage neuf, tout était riche d’une vie intense. Une antique sensation païenne monta du plus profond d’elle-même et la sauvagerie à peine domptée, qui constituait son être caché, battit soudain dans son sang. Elle ouvrit les bras en grand pour étreindre le bonheur d’être vivante, sur cette colline, avec sa petite famille réunie.
- Me permettez-vous de vous appeler Thomas ?
- Mais bien sûr, Martha, je l’exige, même.
- J’éprouvais quelque chose de très étrange en faisant mes premiers pas sur cette terre, cela ne me ressemble pas du tout.
- Je crois l’avoir deviné… un rappel du passé sans doute. J’ai ressenti la même sensation. Toute une vie vécue, toutes les joies, toutes les souffrances, tous les combats quotidiens… ils vous suivent partout, ils sont dans l’air qui vous enveloppe et sur cette terre que vous foulez. C’est le temps que nous avons vécu. Les années innombrables qui pèsent imperceptiblement sur la terre depuis l’aube des temps. Vous ressentez la lente respiration des origines du monde. Vous ne pouvez rien voir ni rien entendre, mais vous sentez que cela vous effleure et vous parle sans bruit. Le temps… Et le mystère.

 

  • Quelque chose comme  un petit instant d’éternité ?
  • Moi je crois que c’est ça l’éternité, répondit-il. Rien qu’une longue suite de « maintenant ». Et je pense aussi qu’il est bon de s’efforcer de vivre un moment à la fois, sans trop se soucier du passé ni du futur.
  • C’est ce que je me suis toujours dit : nous n’avons rien de mieux à faire que de vivre pleinement chacun d’eux, renchérit Martha.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

Équipe médicale

 

Date de dernière mise à jour : 24/12/2024

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