Joseph Signay.

     Répondant à l’invitation de Joseph Signay, l’archevêque de Québec, George Stuart se fit accompagner par son fidèle Fortunat Belleau et de Thomas Flynn qui œuvraient depuis près de deux mois sur l’énorme projet de modernisation du port qui, de semaines en semaines, lentement, prenait forme. Cette rencontre inopinée avec le prélat de l’Église canadienne flattait Thomas. « Cela me changera du train-train quotidien et des longues séances de travail ardu avec les architectes et ingénieurs municipaux » s’était-il dit. Aussi ne se fit-il pas prier pour succomber à la tentation.
     À leur arrivée, l’archevêque se leva. Il était assez grand, avec une tête ovale coiffée de longs cheveux blancs qui lui roulaient sur le cou, et des yeux perçants, légèrement striés vers le coin extérieur. Une bonne tête aux joues assez développées pour lui donner, au premier abord, un air bougon, plus sérieux qu’il ne l’était en réalité.
     L’archevêque recevait presque quotidiennement des rapports accablants sur l’état morbide se déroulant à la station de quarantaine de la Grosse-Île. L’Hôtel-Dieu, l’Hôpital Général, ainsi que celui de la Marine débordaient d’immigrants malades ou mourants. L’objet de cette rencontre se voulait de trouver des alternatives humanitaires adaptées à cette catastrophe. La présence de Thomas, qui a vécu cet enfer, était considérée comme un atout.
     Venu d’outre-mer sur les bateaux bondés d’immigrants irlandais, le choléra avait semé la terreur au sein de la population québécoise. La station de la quarantaine, établie à la Grosse-Île, n’avait pas empêché l’épidémie de gagner Québec et Montréal. Rare étaient les adultes atteints qui en réchappaient. Le choléra morbus moissonnait des familles entières. Les journaux tout comme les gens inquiets propageaient d’invraisemblables croyances populaires. Certains prétendaient que seuls les pauvres, les malpropres, les vicieux et les ivrognes attrapaient la maladie, qui épargnait les gens comme il faut.
     Après les présentations d’usages, Joseph Signay s’avança vers l’irlandais :
- Soyez le bienvenu, Monsieur Flynn, laissa-t-il tomber d’une voix claire tout en saisissant la main autrement plus épaisse que lui tendait à son tour Thomas. Votre présence va certainement apporter une lumière spéciale, crédible, parce que vécue, sur le sujet que nous allons débattre aujourd’hui.
- Si l’enfer existe, avait simplement dit Thomas, l’Irlande actuellement en est sûrement l’avant-poste. Une fois qu’on a connu la faim, elle ne vous abandonne jamais tout-à-fait. Elle reste là, tapie.
- Je vous fais part d’un article paru dans le journal Le Canadien du 12 août 1847, qui transmet des nouvelles alarmantes de la Grosse-Île où plusieurs bateaux, aux prises avec la maladie et la mort, sont arrivés dans un état déplorable, avait renchérit l’archevêque.
- J’ai également lu cet article, ajouta le maire, l’auteur reproche au gouvernement anglais et aux lords irlandais de forcer la colonie à accepter une pareille émigration, qui se compose de tout ce qu’il y a de plus pauvre, de plus abâtardi et de plus dégoûtant dans les îles britanniques. Cette émigration, dit-il, répand la mort partout où elle passe dans nos cités et dans nos campagnes, et il faut l’accepter sans murmurer. Voilà le sort des colonies.
- Il faut se rendre à l’évidence, monsieur Stuart, ajouta Thomas, que partout en ce monde, il existe des hommes cupides pour qui, amour, amitié, charité, convictions politiques, rien ne tient devant les exigences d’une brillante carrière… Ce désir des hommes qui fait perdre le sens de l’honneur !

  • Les puissants mènent leur peuple à la guerre, pas à des plaisirs indolents avait ajouté Stuart d’une voix méprisante.

- Il aurait fallu, l’hiver dernier, lors de l’annonce de la préparation d’une immense vague d’émigration, intervient l’archevêque, que des représentations soient faites auprès du gouvernement impérial (Britannique) afin d’empêcher ce mouvement. En somme, on aurait dû empêcher que les hôpitaux et les refuges de pauvres d’Irlande et d’Angleterre ne se vident au détriment des rives du Saint-Laurent.
- Vous vous leurrez, monsieur, répondit le maire. Des gens capables de s’adonner aux pires excès n’ont qu’une envie : faire du mal. La haine qu’ils portent à tout ce qui est canadien anime leur esprit de vengeance.
- Vous n’allez tout de même pas accuser les autorités d’avoir fait venir des immigrants malades pour décimer la population québécoise ? rétorqua Thomas Flynn, ce serait aberrant !
- Je les accuse de négligence, répondit l'archevêque de Québec, Joseph Signay, sur le même ton ferme. Quand les anglais ont vu que ces pauvres irlandais étaient atteints d’un mal contagieux, ils auraient dû ralentir l’immigration. Au lieu de ça, ils les ont entassés dans des voiliers insalubres, sans le sous, réduits à mendier. Nos gens se sont montrés généreux, quelque fois au prix de leur vie.
- Au Québec, les canadiens sont majoritairement francophones et catholiques et sont pourtant, eux aussi, mis au ban de la société anglaise, protestante et dirigeante de ce pays. Ce n’est pas raisonnable et Dieu sait que cela n’a rien de chrétien, mais c’est un fait. Tout ce que les Canadiens demandent, ce sont les mêmes droits que les sujets britanniques. Mais les Anglais nous ont toujours considérés comme une bande d’ignorants, des catholiques superstitieux. Ils pensaient réussir à nous angliciser et à faire de nous des bons protestants sans qu’on s’en rende compte.

     Puis il ajouta, s’adressant à l’archevêque :

  • Ne vous en déplaise, Monseigneur Signay, je suis d’avis que toute religion devrait se pratiquer par la célébration de la vie, et non comme une préparation à la mort. Rendre hommage à la vie dans toute sa simplicité.

- Que dira la postérité de l’infamie du gouvernement Anglais à notre égard, s’indigna Fortunat Belleau. Il suffira de prononcer quatre mots et l’Angleterre sera jugée : Amérique, Acadie, Irlande et Canada. Je m’explique : Amérique, avec l’affaire du Boston Tea Party, Acadie, avec le Grand Dérangement, Irlande et la Grande Famine, et maintenant Canada…
     Thomas évoqua la longue file de ses compatriotes opprimés, condamnés à une vie errante, dispersés, piétinés dans leur pays par des étrangers. « Ils n’ont pas eu besoin de nous tuer. Ils n’ont eu qu’à nous affamer et à nous regarder mourir à petit feu ». Si la grande majorité de ses semblables s’accrochait mordicus à leur coin de pays, il se disait que la seule raison qui pouvait les pousser à y vivre malgré tout et à résister depuis des siècles à leur sort, c’était l’attachement au lieu qui désignait leur origine et scellait leur identité. « Irlandais ils sont, Irlandais ils demeureront, quoi qu’il arrive ! » Car avant de passer sous la coupe des Britanniques, ils avaient subi celle des Vikings qu’ils ont boutés hors du pays. Les larmes ayant scellé toutes  les choses du cœur et de l’âme, il restait la dignité.
- Vous me direz que le mot « dignité » est un mot féroce dans les circonstances, ajouta Thomas. Elle est pourtant la seule chose qui pousse en nous, dans notre âme de vaincu; la seule chose que nous sachions inventer et opposer aux sordides enchères dont nous sommes encore l’objet. La dignité est cette arrogance de couleur de peau, d’appartenance et de folie que nous dressons contre les fortunes anonymes, contre l’exploitation.

 

Le squatteur

     L’archevêque Joseph Signay frissonna sous son léger manteau blanc. Non pas de froid, mais de l’émotion que charriait toute cette tragédie historique. On ne pouvait rester insensible devant un peuple qui portait un tel fardeau de pitié. Il en conclut que sur la planète des Hommes, l’Irlande était le nombril de la misère et que pour ceux qui venaient s’établir au Québec, l’avenir s’annonçait  certainement meilleur.
- Monsieur Flynn, reprit Fortunat Belleau, la tragédie qui secoue l’Irlande n’est pas unique au monde. Comprenez-moi bien, je suis sincèrement navré de ce qui sévit là-bas et solidaire à vos compatriotes. Sachez que le peuple Canadien français, dans une moindre mesure si je puis dire, subis le même sort dans son propre pays. Laissez-moi vous raconter ce que j’ai vécu au printemps dernier :

     « J’avais affaires à Lévis. De bon matin, sous une pluie abondante, je pris le bac et traversai le fleuve. De dangereuses plaques de glace filaient en surface; il fallait être d’une extrême prudence. En fin d’après-midi lorsque je fus prêt à retourner chez moi, le passeur à refusé de mettre le canot à l’eau, prétextant que le courant était trop dangereux avec ces glaces qui n’en finissaient plus et la noirceur qui commençait à pencher. N’y pouvant rien, résigné, je dû m’arrêter de mauvais gré à l’auberge du petit port. 
     C’est ainsi que je me suis retrouvé dans cette salle bondée et enfumée. Des clients mangeaient ou restaient cloués sur leurs sièges comme si la perspective de mettre le nez dehors par un temps pareil les rebutait. Il ne restait plus une seule table lorsqu’un squatteur entra et se dirigea vers le  bar où il réclama un verre que le patron lui refusa en lui intimant l’ordre de sortir.
     Je fis signe au squatteur de venir s’asseoir avec moi. J’ai une sainte horreur que l’on bouscule le pauvre monde. Je me glissai donc sur le banc pour lui faire une place et lui offrit un verre de rhum qu’il accepta sans se faire prier.
- Que faites-vous par ici ? lui demandais-je.
- Je viens de Magog, des Cantons-de-l’Est, fit-il encore intimidé. J’ai essayé de me placer comme homme à tout faire. Pas de chance, là-bas, ils sont aussi pauvre que moi.

     Je le questionnai. Il s’appelait François Lavoie et vivait depuis quelques années dans les Cantons-de-l’Est. Il avait des yeux à faire peur. On aurait dit des dards. Sa veste était râpée et sa culotte trouée avait été grossièrement rapiécée.
- Je suis venu tenter ma chance du côté de Québec, sinon il ne me restera plus qu’à prendre le bord de la Nouvelle-Angleterre, ajouta-t-il amer, d’une voix à peine audible.
- Et votre femme, qu’allez-vous en faire ?
- Elle est morte. Dieu ait pitié de son âme. Elle n’a pas survécu à nos malheurs. Un jour ils vont me le payer…c’est pas humain ce qu’elle a enduré.

     L’homme avala une rasade de rhum avant de commencer son histoire.
- Quand on a décidé d’aller s’établir dans les Cantons, on était convaincus que la terre était à nous. Mon père est un vétéran de 1812. Il s’est battu avec les Anglais contre les Américains. Après la guerre, ils lui ont attribué un lopin, comme aux autres, mais n’a jamais demandé son dû. Ça fait que…
- Ça fait que vous l’avez réclamé à sa place. C’était votre droit le plus strict.
- Apparemment non, mon bon monsieur, fit-il en hochant sa tête de misérable.
- Écoutez, lui dis-je, je suis avocat je devrais le savoir.
- J’ai fait toutes les démarches prévues par la loi, mais je n’ai jamais pu obtenir les titres. À un moment donné, je me suis tanné, pis j’ai décidé de m’installer pareil. Après tout, c’était à nous autres c’te terre. Ma femme avait vingt ans, moi vingt-et-un. On venait d’avoir un fils.

     Il s’arrêta, vida son verre d’un trait. François Lavoie était intarissable. Il racontait sa vie de défricheur au fond des bois. « Pas d’école pour le petit, pas de médecin pour son Émilie. Pas de confession ni de communion le dimanche, et pas de funérailles pour les morts. »
- Ma femme je l’ai enterrée au pied d’un arbre, comme un animal. Elle est morte en couche. Le petit était mort-né. Elle avait dans sa tête que le bon Dieu la punissait parce qu’elle élevait son fils quasiment comme un païen. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Y’avait pas d’curé…

     La vérité vraie, il la connaissait, lui, le François. Sa femme était tombée malade le lendemain de la visite du huissier venu les avertir de déguerpir ou bien d’acheter la terre.
- Deux cents piastres[1]… Où voulez-vous que je trouve c’t’argent là ?

     On lui servit un autre verre de rhum. Il en avala une gorgée, puis une autre, avant d’ajouter sur un ton plus bas, comme s’il avait honte :
- On avait trimé dur, on avait souffert de toutes les privations. Enfin, on l’avait not’maison à nous autres, et une bonne terre à cultiver. Ben… ils nous l’ont enlevée…

     J’aurais bien voulu le réconforter, mais que pouvais-je dire à cet homme qui avait tout perdu ? François Lavoie se leva, essuya ses yeux mouillés sur le poignet de sa veste usée et sortit de l’auberge. Des squatteurs comme lui, il y en a plus que vous ne pouvez le penser. L’agent des terres les évince par centaines. Il vend nos plus belles terres à de riches propriétaires anglais ou américains qui font les morts pendant quelques années jusqu’à ce qu’elles soient cultivées par ceux qui s’y installent et qui finissent par croire qu’ils sont chez eux. Quand ils ont tout défriché, ils sont chassés et remplacés par des immigrants importés des « slums »[2] de Liverpool ou de Bristol. Ça fait un demi-siècle que ça dure. ».

[1] Piastre « canadienne » J’ai lu quelque part qu’à cette époque une livre sterling équivalaient à quatre piastres.
[2] Slum : (se prononce slom) Bidonville. Un « slum » est un quartier urbain déshérité, caractérisé par une forte concentration de logements insalubres et précaires.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

Date de dernière mise à jour : 24/12/2024

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