De temps à autres, Thomas Flynn déclinait l’invitation à veiller au salon avec la famille et s’enfermait dans sa chambre, rue Petit-Champlain, où, trois ou quatre oreillers empilés sur le traversin, il passait des heures assis sur sa couche recouverte d’un édredon de duvet d’oie, à consulter des documents officiel de la ville qu’il transportait dans une petite mallette de cuir brun. Levé à l’aurore, il mettait les bouchées doubles jusqu’à tard le soir, non sans se répéter qu’il ne pourrait pas continuer indéfiniment à écourter ses nuits par les deux bouts.
Ce matin-là, il avait les traits plus tirés qu’à l’accoutumée. La veille, il était resté jusqu’aux petites heures devant sa table de travail, dans sa chambre à fignoler un ambitieux projet élaboré avec l’ingénieur de la ville, relatif à la réfection du port. Il se rendit prendre son petit déjeuner au London Coffee Shop, place du marché, où il avait rendez-vous avec le maire et le mettre au courant de l’avancée des travaux.
Il descendit sans faire de bruit et sortit de la maison à la hâte. Ce rendez-vous était urgent et important, il n’allait certes pas le manquer. Dehors, il ralentit le pas. Il ne détestait pas marcher le matin. L’air était frais et le temps gris. En passant devant le couvent, il entendit le cœur des ursulines qui chantait la messe des morts. Déjà, en se rapprochant du port, il sentit que la ville commençait à s’animer. Devant lui, au loin sur le fleuve, le New-Lauzon faisait sa navette quotidienne depuis la Pointe-de-Lévis. Il n’était pas encore sept heures et le traversier qui s’avançait dans le brouillard menait un train d’enfer. Le courant était fort et le bateau ballotait, ce qui devait être bien inconfortable pour les voyageurs.
Thomas longea le quai, croisant sur son passage des militaires à l’uniforme écarlate. Il faisait étonnamment sombre, comme aux jours les plus courts de l’année. Bientôt ce serait l’hiver. Il resserra son foulard sur sa gorge. Puis il entra au London Coffe Shop où il salua deux Irlandais bavardant devant une tasse fumante. Ils portaient l’habit vert de leur pays, avec sa culotte courte typique boutonnée sur la jambe et avaient sur la tête la tuque canadienne. Monsieur le maire était déjà installé près de la fenêtre qui donnait sur la rue Champlain qui lui faisait signe de se joindre à lui. Ils commandèrent un déjeuner à l’anglaise, avec des œufs et du jambon. Puis, étalant une quantité impressionnante de papiers, devis et dessins, il fit son rapport sur les travaux en cours et les améliorations qu’il désirait apporter.
- Monsieur Stuart, commença-t-il, un large sourire sur les lèvres, trois voyages à Montréal ces deux derniers mois m’ont permis de rencontrer le sieur Francis Hinks qui vient de fonder la Compagnie Ferroviaire du Grand-Tronc qui mettra son premier train en fonction dès le printemps prochain. La construction d’une voie ferrée passant par Trois-Rivières devrait relier Ottawa, Montréal et Québec dès 1854, si tout va bien. De nombreux investisseurs y ont souscrits s’ajoutant à l’octroi d’une généreuse subvention de notre premier ministre Benjamin Viger. Le tracé de l’Ancienne-Lorette au port est en voie de construction, et l’ajout d’une gare moderne, rue Saint-Paul, à même le port, est actuellement sur les planches à dessin. Vous trouverez dans ce porte-document tous les renseignements pertinents.
Impressionné, Stuart le félicita chaudement et lui donna son accord. L’ère moderne était en constante évolution. Qu’Il suffise de préciser qu’enfin, grâce à la communication électro télégraphique, la plus récente invention américaine, les villes de Québec, Montréal, New-York, Washington, Baltimore, Philadelphie et Boston sont reliées. Et bientôt, les fils courront de Québec à la Nouvelle-Orléans. À présent, le télégraphe lui permet de joindre sans peine tous les gens avec qui il fait affaire, quand bon lui semble. Il est le premier à s’en réjouir. Ses prises de rendez-vous et certaines négociations en étaient grandement facilitées; mais ne changeaient en rien à ses longs et fastidieux déplacements. Mais il lui suffisait de cultiver un peu de patience car bientôt le chemin de fer rendra ces voyages plus rapides et confortables.
- Nos journaux de ce matin, s’émerveilla Thomas, publient ce qui s’est passé hier soir à New-York. Il n’y a plus de distance pour la pensée, la parole humaine !
Monsieur Stuart, commença-t-il un large sourire sur les lèvres, trois voyages à Montréal ces deux derniers mois m’ont permis de rencontrer le sieur Francis Hinks qui vient de fonder la Compagnie Ferroviaire du Grand-Tronc qui mettra son premier train en fonction dès le printemps prochain. La construction d’une voie ferrée passant par Trois-Rivières devrait relier Ottawa, Montréal et Québec dès 1854, si tout va bien. De nombreux investisseurs y ont souscrit s’ajoutant à l’octroi d’une généreuse subvention de notre premier ministre Benjamin Viger. Le tracé de l’Ancienne-Lorette au port est en voie de construction, et l’ajout d’une gare moderne, rue Saint-Paul, à même le port, est actuellement sur les planches à dessin. Vous trouverez dans ce porte-document tous les renseignements pertinents.
Le temps passait si vite qu’on ne le voyait pas. On fut presque étonné, un matin de mars, d’apprendre d’un commerçant du marché Findlay, que plus bas, vers Neuville, la glace se trouait par endroit. L’hiver tirait donc à la fin. Trois jours plus tard, on s’émerveilla de trouver le chenal du fleuve presque libre. De nombreux ilots flottaient à la dérive emporté par le fort courant. L’eau, grise de boue, charriait des blocs de glace parfois énormes toute la journée, puis le lendemain, et de moins en moins chaque jour. Soumis au rythme éternel de la nature, les gens de Québec éprouvèrent devant la débâcle le même soulagement qu’ils avaient ressenti l’automne auparavant à voir se former le pont de glace. Bientôt une forêt de mats bougera dans le port libre.