Les jours passent

 

     L’été Indien avec le faste de ses couleurs n’était déjà qu’un souvenir. L’hiver commença à s’installer dès la mi-octobre. Dans la couleur rouille qui s’éternisait sur les côteaux, il lançait des coups de brise aussi aigüe que des coups de poignards, et le lendemain les arbres étaient un peu plus nus. La vapeur se levait tard au-dessus du fleuve, dorée les jours gais, grise les jours tristes et il y avait des matins où le paysage demeuraient si longtemps étouffé dans une bourre de coton qu’on pouvait croire que le soleil n’existerait plus jamais. Toutefois, le temps demeurait assez sec, on pouvait encore courir les chemins sans s’y embourber.
     Craignant les marées si violentes à ce moment de l’année, des matelots, chaussés de grosses bottes rouges à courroies, ramenaient leurs bateaux sur la rive devant la rue Cul-de-Sac. Plus tard, ils les hisseront sur des échafaudages pour les protéger des glaces et de l’humidité.
     Puis, décembre était arrivé en fanfare, avec ses pluies glaciales, souvent verglassantes, et son vent du Nord dont le souffle chargé de neige revêtait toute la campagne alentour d’un grand manteau blanc. L’ensoleillement était à son plus bas, le jour tardait à se lever et à seize heures le soir commençait à pencher. En allant à son lieu de travail, tôt le matin, il faisait noir comme dans la gueule du loup et la rue était déserte. Ici et là, dans les commerces de la rue Saint-Paul, quelques chandelles scintillaient faiblement. Les commerçants déverrouillaient leurs portes sans hâte, pressentant que les acheteurs ne seraient pas nombreux à mettre le nez dehors.
     Gaélen longea le quai, croisant sur son passage des militaires à l’uniforme écarlate. Au large, un navire s’apprêtait à prendre la mer. Il lèverait l’ancre au plus tard le lendemain. Au moindre retard, il risquait de rester pris dans les glaces. Des blocs de glaces encore fragiles s’entre choquaient déjà sur le fleuve : le « charriot ». Ce que les gens de Québec appelaient le charriot c’était la glace mouvante qui montait ou descendait le fleuve au gré des marées.  Bientôt, un pont de glace relierait les deux rives.
     Pas encore habitué au dur climat hivernal canadien, Gaélen marchait difficilement pour se frayer un chemin dans la ville complètement recouverte de neige. Pour se protéger du froid, il était emmitouflé dans un « capot de chat sauvage [1]», les mains enfuient au fond de mitaines en peau de castor. Une écharpe de laine du pays enroulée autour du cou et une tuque tirée jusqu’aux oreilles, tricotées par Marguerite « la Gritte », la sœur de Damase, complétaient son habillement. Ainsi affublé, l’homme d’imposante stature, ne passait pas inaperçu. 
     L’hiver est austère. Ses colères, terribles. C’est un long pèlerinage qu’il faut effectuer les mains jointes, la tête inclinée, les yeux clos, dans le silence monacal qu’impose le froid et la neige. Vers la fin de janvier, le froid était si intense et le paysage nordique, avec sa blancheur éternelle, avait pris un aspect lugubre. L’air glacé desséchait la gorge, raidissait la peau et il suffisait de rester quelques minutes à l’extérieur pour sentir ses doigts et ses orteils devenir douloureux et les lèvres de se gercer. On lui en avait parlé; le père Damase lui-même, l’avait mis en garde contre le climat et parlé de la folie qu’il y avait à s’aventurer sur les chemins en cette saison. Tous ces propos, qu’il trouvait exagérés il y a à peine deux mois, il les vivait maintenant dans sa chair.
     Les nuits glaciales avaient contribué à former, entre Québec et Lévis, sa voisine d’en face, un pont de glace qui, bien que très dangereux, permettait à des gens téméraires de se risquer à franchir la distance à pied. Il fallait parfois secourir les voyageurs qui, ayant entrepris la traversée, se trouvaient à la dérive sur une île de glace flottante.


[1] Au Québec, manteau d’hiver en fourrure de raton-laveur.

 
 
 

     Puis, de nouveau l’air s’affina. Le soleil chauffait un peu plus tôt et un peu plus longtemps, chaque jour. Maintenant une eau brunâtre stagnait, vers midi, dans les rues de la ville. Vers la fin de mars, hanté par le souvenir des inondations, Damase évoqua l’épouvantable débâcle du Mercredi saint de 1828. Il décrivait le fleuve changé en furie par la crue des eaux que la marée haute amplifiait et par la violence du vent. Quatre pieds d’eau dégoûtante recouvraient la basse-ville. Les habitants avaient été secourus in-extremis et transportés en chaloupe en lieu sûr. Trois personnes y avaient péri, noyées.
     Damase raconta également une autre tragédie qui s’était déroulée dans le même secteur en janvier 1836. « Il était midi. Un coup de canon tiré de la citadelle se fit entendre, tandis que nous nous préparions à dîner. La détonation déclencha une telle vibration que nous en furent tous saisis. Que diable se passait-il au pied du Cap-Diamant ? Nous avons d’abord songé à un tremblement de terre, mais cela eut été assez exceptionnel pendant d’aussi grands froids. Quelque chose d’anormal s’était portant produit, car des militaires basés à la citadelle couraient dans tous les sens. La nouvelle nous parvint rapidement : il y a eu une avalanche. La rue Champlain est engloutie. Avec quelques-uns de mes compagnons, nous sommes accourus porter secours aux blessés. En arrivant sur les lieux, nous avons appris que deux enfants étaient ensevelis sous des tonnes de neige. D’autres hommes et des femmes arrivaient de partout pour aider les militaires à fouiller les décombres. En moins d’une demi-heure, les petits garçons furent dégagés, sains et saufs. Le vendeur de biscuits de la Maison Hassac qui s’était effondrée eut moins de chance. Quand on le retira, près de deux heures plus tard, il avait rendu l’âme ».

 

C’est la fête

     De temps à autres, Thomas Flynn déclinait l’invitation à veiller au salon avec la famille et s’enfermait dans sa chambre, rue Petit-Champlain, où, trois ou quatre oreillers empilés sur le traversin, il passait des heures assis sur sa couche recouverte d’un édredon de duvet d’oie, à consulter des documents officiel de la ville qu’il transportait dans une petite mallette de cuir brun. Levé à l’aurore, il mettait les bouchées doubles jusqu’à tard le soir, non sans se répéter qu’il ne pourrait pas continuer indéfiniment à écourter ses nuits par les deux bouts.
     Ce matin-là, il avait les traits plus tirés qu’à l’accoutumée.  La veille, il était resté jusqu’aux petites heures devant sa table de travail, dans sa chambre à fignoler un ambitieux projet élaboré avec l’ingénieur de la ville, relatif à la réfection du port. Il se rendit prendre son petit déjeuner au London Coffee Shop, place du marché, où il avait rendez-vous avec le maire et le mettre au courant de l’avancée des travaux.
     Il descendit sans faire de bruit et sortit de la maison à la hâte. Ce rendez-vous était urgent et important, il n’allait certes pas le manquer. Dehors, il ralentit le pas. Il ne détestait pas marcher le matin. L’air était frais et le temps gris. En passant devant le couvent, il entendit le cœur des ursulines qui chantait la messe des morts. Déjà, en se rapprochant du port, il sentit que la ville commençait à s’animer. Devant lui, au loin sur le fleuve, le New-Lauzon faisait sa navette quotidienne depuis la Pointe-de-Lévis. Il n’était pas encore sept heures et le traversier qui s’avançait dans le brouillard menait un train d’enfer. Le courant était fort et le bateau ballotait, ce qui devait être bien inconfortable pour les voyageurs.
     Thomas longea le quai, croisant sur son passage des militaires à l’uniforme écarlate. Il faisait étonnamment sombre, comme aux jours les plus courts de l’année. Bientôt ce serait l’hiver. Il resserra son foulard sur sa gorge. Puis il entra au London Coffe Shop où il salua deux Irlandais bavardant devant une tasse fumante. Ils portaient l’habit vert de leur pays, avec sa culotte courte typique boutonnée sur la jambe et avaient sur la tête la tuque canadienne. Monsieur le maire était déjà installé près de la fenêtre qui donnait sur la rue Champlain qui lui faisait signe de se joindre à lui. Ils commandèrent un déjeuner à l’anglaise, avec des œufs et du jambon. Puis, étalant une quantité impressionnante de papiers, devis et dessins, il fit son rapport sur les travaux en cours et les améliorations qu’il désirait apporter.

  • Monsieur Stuart, commença-t-il, un large sourire sur les lèvres, trois voyages à Montréal ces deux derniers mois m’ont permis de rencontrer le sieur Francis Hinks qui vient de fonder la Compagnie Ferroviaire du Grand-Tronc qui mettra son premier train en fonction dès le printemps prochain. La construction d’une voie ferrée passant par Trois-Rivières devrait relier Ottawa, Montréal et Québec dès 1854, si tout va bien. De nombreux investisseurs y ont souscrits s’ajoutant à l’octroi d’une généreuse subvention de notre premier ministre Benjamin Viger. Le tracé de l’Ancienne-Lorette au port est en voie de construction, et l’ajout d’une gare moderne, rue Saint-Paul, à même le port, est actuellement sur les planches à dessin. Vous trouverez dans ce porte-document tous les renseignements pertinents.

     Impressionné, Stuart le félicita chaudement et lui donna son accord. L’ère moderne était en constante évolution. Qu’Il suffise de préciser qu’enfin, grâce à la communication électro télégraphique, la plus récente invention américaine, les villes de Québec, Montréal, New-York, Washington, Baltimore, Philadelphie et Boston sont reliées. Et bientôt, les fils courront de Québec à la Nouvelle-Orléans. À présent, le télégraphe lui permet de joindre sans peine tous les gens avec qui il fait affaire, quand bon lui semble. Il est le premier à s’en réjouir. Ses prises de rendez-vous et certaines négociations en étaient grandement facilitées; mais ne changeaient en rien à ses longs et fastidieux déplacements. Mais il lui suffisait de cultiver un peu de patience car bientôt le chemin de fer rendra ces voyages plus rapides et confortables.

  • Nos journaux de ce matin, s’émerveilla Thomas, publient ce qui s’est passé hier soir à New-York. Il n’y a plus de distance pour la pensée, la parole humaine !

Monsieur Stuart, commença-t-il un large sourire sur les lèvres, trois voyages à Montréal ces deux derniers mois m’ont permis de rencontrer le sieur Francis Hinks qui vient de fonder la Compagnie Ferroviaire du Grand-Tronc qui mettra son premier train en fonction dès le printemps prochain. La construction d’une voie ferrée passant par Trois-Rivières devrait relier Ottawa, Montréal et Québec dès 1854, si tout va bien. De nombreux investisseurs y ont souscrit s’ajoutant à l’octroi d’une généreuse subvention de notre premier ministre Benjamin Viger. Le tracé de l’Ancienne-Lorette au port est en voie de construction, et l’ajout d’une gare moderne, rue Saint-Paul, à même le port, est actuellement sur les planches à dessin. Vous trouverez dans ce porte-document tous les renseignements pertinents.
     Le temps passait si vite qu’on ne le voyait pas. On fut presque étonné, un matin de mars, d’apprendre d’un commerçant du marché Findlay, que plus bas, vers Neuville, la glace se trouait par endroit. L’hiver tirait donc à la fin. Trois jours plus tard, on s’émerveilla de trouver le chenal du fleuve presque libre. De nombreux ilots flottaient à la dérive emporté par le fort courant. L’eau, grise de boue, charriait des blocs de glace parfois énormes toute la journée, puis le lendemain, et de moins en moins chaque jour. Soumis au rythme éternel de la nature, les gens de Québec éprouvèrent devant la débâcle le même soulagement qu’ils avaient ressenti l’automne auparavant à voir se former le pont de glace. Bientôt une forêt de mats bougera dans le port libre.

 
 
 

     Les Irlandais de Québec, comme ceux de partout ailleurs dans la province, avaient toujours célébré le 17 mars. C’était la fête du saint patron de l’Irlande, une fête au sens profane autant que religieux. Bien qu’elle eut lieu pendant le Carême, on ne jeûnait pas le jour de la Saint-Patrick. Mieux, on y mangeait et buvait copieusement, avec force musique et danse.
     Depuis plus d’un siècle vivaient de nombreuses familles irlandaises dans cette ville. Certains, comme les Nelson, les Gill, les Monroe, les Tracey et bien d’autres, s’étaient joints aux Patriotes lors des rébellions de 1837-1838, dont Louis-Joseph Papineau était le chef, contre la dictature britannique. Cette rébellion était un mouvement insurrectionnel qui visait à obtenir plus d’autonomie et de démocratie pour les colonies du Haut-Canada (Ontario) et du Bas-Canada (Québec), face au pouvoir colonial britannique. Les irlandais du Québec, qui formaient une minorité importante au sein de la population, avaient des opinions diverses sur la rébellion. Toutefois, beaucoup étaient favorables à la cause des Patriotes, que ce soit par sympathie pour leurs revendications ou par opposition à l’Angleterre, qui avait opprimé l’Irlande. Solidaires à tout point de vue à la cause des Canadiens[1] dont ils se ralliaient. Comme dans toute démocratie, il y en avait qui y étaient hostiles ou indifférents, soit par crainte de perdre leurs privilèges ou par loyauté envers la Couronne.
     Quoiqu’il en soit, la Saint-Patrick avait toujours été (et encore de nos jours) un grand jour de fête, tant pour les Irlandais que pour tous les Québécois. Le 17 mars, c’était aussi la Grande Fête du Printemps à Montréal et à Québec et ce jour-là, tout le monde était irlandais. Quand le temps le permettait, on voyait toutes les places, les squares, gaiement décorés où l’on pouvait acheter des friandises et de la bière, teinte en vert pour l’occasion.
     Des rubans verts flottaient aux branches des arbres et de réverbères en réverbères le long de la voie par où passerait le défilé de chars. Des feuilles de trèfle, tracées à la craie verte avaient été dessinées sur les allées dallées. C’était l’heure des réjouissances. D’abord la messe le matin et puis la fête toute la journée et une partie de la nuit.
     Une foule chamarrée de vert avait envahi la Place Royale. Margie éclata de rire à la vue d’une famille dont les enfants arboraient d’énormes nœuds, des foulards et même des plumes vertes à leurs chapeaux. Thomas, Gaélen et Seamus tous trois affublés d’une cravate verte et d’un chapeau vert à plume s’amusaient ferme, un bock de bière à la main. Le plus beau char allégorique était, selon Ophélia, celui avec des farfadets qui dansaient. Ils dansaient autour d’un gros sac d’or… Qui donc pouvait avoir un sac d’or, sinon des farfadets… ? Telle était sa conclusion.
     Étrangers de la veille, étrangers du lendemain, pour le jour de la Saint-Patrick, tout le monde devenait Irlandais. Tout le monde dansait en se tenant par la main, et l’on chantait tous ensemble. Avec les violons qui jouaient et la foule qui riait  et s’interpellait, on partageait le soleil, l’air, la musique et les rues de la ville tout en dansant. C’était un vrai jour de fête. Thomas souriait en voyant les joues colorées et les yeux étincelants d’Ophélia et de Margie qui rayonnaient de plaisir. « Depuis notre arrivée en Amérique, nous avons tous retrouvé la joie de vivre, on se sent si libre ! » décréta-t-il heureux. Elles auraient pu danser ainsi toute une vie sans jamais s’essouffler.
     Qu’en était-il des Irlandais, parents et amis, restés au pays… ? Séparés de leurs compatriotes par la distance des continents, ils ne s’en accrochaient qu’avec plus de ferveur au seul sentiment qu’ils eussent encore en commun avec eux : l’orgueil national, l’espoir d’un avenir glorieux pour leur pays.


[1] Le terme “Canadien” a été utilisé pour désigner les habitants de la Nouvelle-France, puis du Bas-Canada et du Canada-Uni, qui parlaient le français et pratiquaient la religion catholique. Ce terme a été progressivement remplacé par “Canadien français” à partir du début du 20e siècle, pour distinguer les francophones des anglophones qui se réclamaient aussi du nom de Canadiens.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

Fiançailles.

Date de dernière mise à jour : 24/12/2024

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