Que de marches il y avait, du deuxième étage à la cuisine. Ophélia n’y avait jamais fait attention quand elle les montait et les descendait en courant. Mais aujourd’hui, chacune de ces marches ravivaient un malaise si elle ne prenait pas garde à se déplacer lentement. L’air qui entrait par la fenêtre était si doux et si printanier qu’elle mourait d’envie de sortir.
- Je voudrais pouvoir aller plus vite, j’ai faim.
Brusquement, comme elle s’apprêtait à descendre délicatement la deuxième volée de marche menant à la cuisine, son estomac se contracta et elle se sentit prise de nausées. En proie à la panique, elle s’élança vers la fenêtre et, cramponnée des deux mains aux rideaux, elle se pencha pour vomir dans la cour. Elle fut secouée de plusieurs violents haut-le-cœur, qui la laissèrent épuisée et le visage souillé de larmes et de sueur. Puis elle se laissa glisser à terre en un misérable petit tas. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal. Elle serra les dents. Il fallait se lever. Il fallait descendre. Elle essuya ses larmes avec le bas de sa jupe, et se força à se lever.
- Bonjour Ophélia, fit Martha en la voyant paraître dans l’encadrement de la porte.
Puis, la voyant blême comme une morte.
- Pauvre Ophélia, vous n’avez pas l’air de bien aller; vous semblez marcher sur du verre pilé. Laissez-moi vous installer confortablement et dites-moi ce qui ne va pas.
Avant qu’elle put répondre un seul mot, elle la supporta et alla la déposer sur un siège. En quelques instants Ophélia se retrouva les pieds sur un coussin, avec une tasse de thé entre les mains. Elle refoula ses larmes, c’était si bon de se faire dorloter. Elle se sentait déjà mille fois mieux. Elle but avec précaution une petite gorgée de thé et le trouva bon. Lentement elle reprenait ses couleurs.
- Maintenant que vous allez mieux, faites un exercice de mémoire : vos dernières menstruations remontent à quelle date ?
- Mon Dieu ! Vous avez raison… je dirais à près de deux mois… Que je suis donc bête, je serais enceinte… Quel bonheur, pour Gaélen et pour moi !
En ce tout début de printemps 1852, apprenant l’état d’Ophélia, Gaélen exulte. L’arrivée prochaine de cet enfant comble le futur papa qui se dépêche d’annoncer le grand secret à sa sœur et à Thomas. Il inonde la future maman de conseils. Lui recommande de se munir de chaussures à semelles épaisses et de s’encapuchonner pour aller prendre l’air. Il veut prévenir les accidents, elle évitera les sorties en calèche, les rues sont en mauvaises conditions. Elle le trouve un peu trop exubérant; elle n’est pas malade, elle attend un enfant. Il est fébrile et si sensible. Ophélia croit que la venue de cet enfant l’émeut plus qu’elle. Parfois le soir, « il pose sa tête sur le gros bedon et écoute le bébé » comme il dit. Il lui parle, lui chante des berceuses de son enfance. Peut-être que l’enfant lui parle à travers elle… La vie est pleine de ces mystères...
Les mois passèrent. L’été n’était plus, remplacé par un automne aux jours doux et lumineux. Dans quelques jours, la forêt atteindrait son paroxysme de beauté. Puis l’or, le cuivre, le carmin flamboieraient encore pendant quelques jours avant que les couleurs ne commencent à s’éteindre. Cette belle et douce journée entraînait à la rêverie. Elle n’avait pas encore fini de s’habiller, ses cheveux étaient en désordre et elle était nu-pied. Elle s’efforçait de faire vite, mais l’excitation la rendait maladroite. Elle avait tellement attendu ! Et puis, il lui devenait chaque jour plus difficile de se pencher pour lacer ses bottines. « Mon Dieu ! Me voilà grosse comme une maison ! Ce sont au moins des triplés ! » Son père le lui avait dit : « Le vrai bonheur est toujours le prix d’une longue patience ! »
Le lendemain, 28 septembre, à trois heures du matin, la future mère ressent ses premières douleurs, mais elle attend que sonnent cinq heures avant de réveiller Gaélen. Celui-ci saute hors du lit et court chercher la sage-femme fournie par son beau-père et installée dans la chambre voisine. Au chevet d’Ophélia, elle juge plus sage de prévenir le médecin. Arrivé vers neuf heures, le docteur O’Donnell ne repartira qu’à huit heures du soir. Toute la journée, les douleurs se renouvelles, intenses et aiguës. Gaélen marche de la couche de sa femme au fond du jardin et revient à toute vitesse dès qu’il entend ses cris. Au milieu de l’après-midi, le médecin lui interdit l’accès à la chambre, sous prétexte que son anxiété la trouble. Le pauvre mari se résigne à lorgner le trou de la serrure pour voir ce qui se passe derrière la porte close. Il met toute sa confiance en O’Donnell, un diplômé de Dublin arrivé d’Irlande sept ans plus tôt.
Aussi misérable que son gendre, Thomas va et vient comme une ombre errante dans les allées du parterre. Seule Martha s’autorise à entrer dans la pièce. Un peu avant dix-neuf heures, elle en ressort les yeux pleins d’eau. Que se passe-t-il ? Le médecin songe à sacrifier l’enfant pour sauver la mère. Il n’utilisera les moyens artificiels et les instruments de violence qu’à la dernière extrémité. Rien pour rassurer Gaélen. Soudain il entend un cri continu, plus perçant que les autres. Aussitôt après, la voix du médecin résonne :
- There is your child ! Congratulations, it’s a boy ![1]
En entendant les premiers vagissements du bébé, Gaélen se jette dans les bras de son beau-père :
- Oh! Père ! Père ! Nous avons un fils !
Ophélia avait les cheveux agglomérés en paquets par toute cette sueur que son corps avait exsudée durant le long et pénible travail et celle plus abondante encore à l’heure de l’accouchement. Elle se rétablit étonnamment vite et son bébé boit, dort et ne pleure jamais. En revanche, Gaélen peine à se remettre d’aplomb. À croire que c’est lui qui a enfanté dans la douleur. Il n’en finit plus de s’extasier devant les beaux grands yeux à fleur de tête de son petit ange, sa bouche joliment arquée et moulée et ses doigts très effilés et potelés. Son petit crâne allongé, déformé par l’enfantement, s’arrondit chaque jour et sa chevelure noire s’épaissit. Il s’appellera Martin.
La petite tête de Martin tenait dans la main, à peine plus grosse qu’un chaton. L’enfant tenait dans la grande main de Gaélen, telle une poupée. Comme il l’aimait. Son large dos, penché au-dessus du berceau, sa voix profonde qui faisait des petits bruits de bébé – jamais, aucun homme au monde n’avait été aussi entiché d’un bébé – il était tellement heureux, ses yeux sombres étincelaient de joie, son sourire de pirate resplendissait.