Ophélia se sentait attirée comme par un aimant vers la place Royale. Elle aurait voulu y entraîner son père, mais il avait un rendez-vous à la mairie. Elle partit seule vers la zone des quais. L’air marin lui rappela Limerick et ses jeunes années. C’était jour de marché. Elle déambula nonchalamment dans le port grouillant d’activité en respirant fortement les odeurs de varech auxquelles se mêlaient celles des légumes et des viandes. Jamais elle n’avait vu autant de carottes et de navets frais, de pommes, de bœuf en quartiers et de volailles en ce début d’automne, comme si l’animation avait quintuplé depuis son arrivée. Les cultivateurs étaient plus nombreux et les matelots encombraient les comptoirs plus que généreux.
Décidément, il n’était nullement question de famine en ce pays. Elle fut toutefois à même de constater que, tant à Québec qu’à Limerick, traînait du « monde pas très catholique » dans le quartier, même de jour, et qui se livrait à des scènes de débauches devant les cabarets qui poussaient comme des champignons.
Maureen avait décrit le marché Findlay comme un lieu où rencontrer tout le monde et apprendre toutes les nouvelles. Il distillait au-dehors, aux yeux de tous, l’essence même de la ville. Depuis sa fondation, c’était là que les habitants achetaient de quoi garnir leur table. La dame de la maison, plus rarement l’homme, choisissait les denrées et les plaçaient dans un panier pendu à son bras.
Bâti au bas de la Place-Royale, le marché Findlay était attenant au port de Québec. En 1838, la Ville de Québec donne le nom de Finlay au marché. Elle rend ainsi hommage au marchand William Finlay qui avait légué une somme de 1 000 livres sterling à la Ville pour l’amélioration des rues et des places publiques. Oasis de lumière et de chaleur, de couleur et de vie, le marché ressemblait à un bazar.
Un soleil oblique illuminait les tabliers de cuir des bouchers et des poissonniers. Des marchandes souriantes, foulards multicolores noués autour de leur cou, dans leurs longs tabliers de lin blanc, mettaient en valeur ce qu’elles vendaient dans des paniers de toutes tailles et de toutes formes, ou sur de longues tables de bois peintes en vert. Il y avait foule, la plupart des gens allaient d’étal en étal, parlant à d’autres acheteurs ou aux vendeurs selon un rituel de marchandage excitant qui déclenchait souvent force rires joyeux. Margie était fébrile ce matin, Martha l’avait chargé de faire les emplettes pendant que les autres continuaient la visite de la ville.
- Viens, dit-elle à Ophélia, nous avons une longue liste aujourd’hui. Il faut nous y mettre avant que tout soit vendu.
Ophélia accéléra et ses pas s’accordèrent à ceux de Margie tant son désir d’arriver était grand. Elle la suivi jusqu’au bout de marché où les rangées de tables croulaient sous les grandes bassines cabossées, remplies de crustacés et de poissons, couverts de glace concassée, qui émettaient une forte odeur âcre. Margie apprenait à connaître et reconnaître tous ces poissons : la morue pêchée des bancs de Terre-Neuve, la truite mouchetée, la ouananiche[1], le doré, le saumon, ces derniers élevés en pisciculture à la Baie-Saint-Paul ou à La Malbaie, petites villes de Charlevoix, près de Québec. Une certaine quantité était vendue vivants et il ne manquait pas de dames qui, ayant retiré un gant, plongeaient allègrement la main dans les bassines. Une dame aux cheveux blancs souleva juste sous leur nez un rouget tout frétillant.
Le marché Findlay avait été aménagé en 1816, en bordure du fleuve Saint-Laurent. Il était doté d’un bel escalier qui descendait dans le fleuve pour permettre aux petites embarcations d’accoster et aux passagers de débarquer sans difficulté, peu importe la hauteur de la marée. Souvent, lorsque la température et leur horaire convenaient, on retrouvait Margie au bord de cet escalier, jetant du pain aux mouettes. Elle lançait les morceaux très haut, les oiseaux voraces fondaient sur eux, les attrapaient au vol et Ophélia riait en les applaudissant.
Laissant les deux jeunes femmes à leurs occupations, les autres poursuivirent leur promenade vers l’est, dans le lumineux soleil, en empruntant la rue Saint-Pierre. Les vitrines bordaient la rue des deux côtés sur des pâtés de maisons entiers : mercerie, quincaillerie, bottier, chapelier, bijoutier, libraire, grainetier, apothicaire, ganterie, confiserie… il semblait que l’on pût se procurer de tout et n’importe quoi. Les acheteurs ne manquaient pas non plus, descendus d’élégants buggies et de voitures découvertes conduites par des cochers en livrée. Québec n’était pas une ville plus grande que Limerick, mais était plus active et les belles personnes s’habillaient à la dernière mode.
Poursuivant leur marche vers le quartier Saint-Roch par la rue Saint-Paul, ils arrivèrent à l’estuaire de la rivière Saint-Charles où d’importants travaux étaient en cours. Les autorités portuaires cherchaient à développer de nouveaux créneaux afin de donner un second souffle au port qui a joué un rôle clé dans l’économie de la ville. Plusieurs obstacles devaient être surmontés, à commencer par les installations portuaires vétustes. Elles ne sont plus adaptées à la nouvelle technologie des navires à vapeur qui nécessitaient des quais plus espacés et des voies d’accès plus profondes. De plus, le port n’est pas desservi par le chemin de fer, un sérieux handicap. Le vaste chantier de modernisation comprend le dragage de l’estuaire de la rivière Saint-Charles, le remblayage de la moitié Ouest de sa largeur pour permettre l’aménagement du bassin Louise et des quais de la Pointe-à-Carcy.
Tout le long de l’estuaire, jusqu’au pont de Stadacona, trois importants chantiers navals se faisaient compétition. Rappelons ici qu’à Québec, la marée haute peut atteindre jusqu’à six mètres de plus que la marée basse. Ces industries avaient attiré l’attention de Gaélen qui y voyait l’occasion d’y trouver du travail. Il en profita pour présenter sa candidature chez l’Irlandais Thomas M. Oliver, le meneur des constructeurs, où, hélas, il n’y avait pas d’ouverture. La chance ne lui sourit pas plus au chantier de John Munn fils, deuxième constructeur. Le groupe passa devant un troisième constructeur, un canadien français du nom de Jean-Élie Gingras, se classant au deuxième rang dans la construction de navires pour le tonnage (grosseur des navires). Monsieur Gingras était parfait bilingue, Gaélen qui craignait un peu cette barrière de la langue, fut surpris de se voir engagé sur le champ et invité à se présenter dès demain matin à sept heures.
Le lendemain matin, tout guilleret, il marchait d’un bon pas le long de la rue Saint-Pierre et, l’oreille aux aguets, habile à démêler les sons, il écoutait un moment. Du quartier Saint-Roch le sifflet du chantier naval lançait son cri d’appel tous les matins à six heures trente précis, il sera au chantier bien avant l’heure.
[1] La ouananiche est une forme du saumon atlantique non migratrice et vivant exclusivement en eau douce dans les lacs du Québec.