Vie de citadin.

 
 
 

     Ils arrivaient dans la basse-ville de Québec où plusieurs bâtiments de pierres et de briques se dressaient parmi une multitude de maisons basses. Certaines étaient en bois, avec de hautes façades surajoutées, d’autres en pierres monolithe à trois, quatre ou quelques fois cinq étages. Des trottoirs surélevés en bois permettaient de passer d’un immeuble à l’autre car certaines rues non pavées étaient de véritables cloaques de boue. À l’arrivée des Mitchell et des Flynn, la ville de Québec, déjà célèbre pour son hospitalité, était une vieille cité fortifiée, la plus ancienne d’Amérique du Nord, fondée par Samuel de Champlain en 1608. Des bateaux du monde entier venaient jeter l’ancre dans son port.
     L’histoire de Québec n’était pas seulement dans les musées, elle éclatait dans tous les coins de la ville. Elle était écrite sur les visages et les vêtements des habitants, plus fidèles à leur passé, à leurs traditions qu’à leur pays. L’occupation anglaise et ses outrages, mirent les habitants à rude épreuve, mais depuis maintenant cent ans de pouvoir britannique ils tinrent bon. Pas à pas, symbole après symbole, les québécois regagnèrent l’essence même de leur mode de vie perdu et tant aimé. Entre eux, ils firent renaître les habitudes de gaieté qui leurs étaient si chères. La France était perdue, mais l’occupant n’avait pas pu leur voler deux siècles entiers de traditions et de style de vie partagés. Cela, personne ne pouvait leur prendre. Les guerres étaient terminées, mais ils n’étaient pas vaincus. Jamais ils ne le seraient quoi que fassent ces chiens d’anglais. Sa détermination à préserver son ancien mode de vie ne cessa de se renforcer.
     Des soldats armés, en habits rouges, patrouillaient toujours dans les vieilles rues pour faire respecter le couvre-feu. La réglementation militaire, constamment modifiée, s’appliquait à tous les aspects de la vie, du prix du papier aux autorisations de mariage et aux permis d’inhumer.
     Le bail signé, nos six amis se sont rendus d’emblée à l’adresse que Maureen leur avait donnée. Leur chemin leur fit emprunter les quais. Le trottoir y longeait une rangée de boutiques, de maisons étroites et basses constituées d’échoppes aux volets clos, surmontées de logements dont les fenêtres, pour la plupart, étaient ouvertes sur la douceur estivale de ce début de nuit. Au bruit de leurs pas, un chien aboya sans conviction et se tut lorsque Thomas le lui ordonna à voix basse.
     À quelques pas du port de Québec s’étalaient les belles grandes demeures transformées en pensions mal famées pour les matelots ou en logement pour les immigrants qui débarquaient par vagues massives. Snob, un vieil anglais, devant l’admiration de Thomas Flynn, précisait qu’il s’agissait en majorité d’irlandais incultes et crasseux qui y vivaient. Se sentant méprisés et désireux de garder leur bonne humeur, on se dépêcha de demander son chemin à des gens plus civilisés. On leur indiqua la Place-Royale, ensuite de prendre, près de la chapelle Notre-Dame-des-Victoires, la rue Sous-le-Fort puis la rue Petit-Champlain qui longe le Cap-Diamant vers l’Ouest et l’escalier Casse-Cou qui, vers l’Est, mène à la Hauteville.
     Dans cette rue, les réverbères étaient largement espacés. L’un des réverbères était éteint. Dans cette flaque d’obscurité plus profonde, Martha remarqua combien le ciel était proche. Les étoiles brillaient d’un éclat exceptionnel. On aurait presque pu en toucher une en tendant la main.
Regardez le ciel, dit-elle à mi-voix. Cette étoile à l’air si près de nous.

Ils s’arrêtèrent tous.
Les étoiles sont le symbole de l’infini que tous les cœurs humains désirent. Le mot « désir » est en fait lié au latin « de sidere »  ―  « des étoiles », répondit Thomas de sa voix grave et chaude.

     Ils s’arrêtèrent devant un immeuble que rien ne distinguait des autres. Comme les habitations voisines, elle avait été bâtie en hauteur à cause du manque d’espace dans le voisinage du port. Ses cheminées massives et ses murs coupe-feu, qui dépassaient la toiture, surprenaient nos visiteurs peu habitués à l’architecture française. Les charrettes à bras étaient rentrées et un profond silence pesait sur la rue endormie. Malgré l’heure tardive, une visite s’imposait. Sur le pas de la porte, Thomas hésita, puis entra. On alluma la lampe à l’huile qui se trouvait sur la petite console de l’entrée. Les femmes étaient aux oiseaux. Thomas avait déniché selon son expression : « a real house ! » semi-meublée, avec des placards, un jardin et… surprise… une baignoire. Des avantages dont les occupants bénéficient rarement dans une maison de ville à louer.
     Un cagibi, attenant à la cuisine, avait été transformé en cabinet de toilette. Il était équipé de cette baignoire en lourde fonte émaillée, montée sur quatre pattes. On pouvait y prendre un bain sans avoir à transporter laborieusement des seaux d’eau; exception faite pour l’eau chaude. C’était là que Margie passait une bonne partie de ses soirées. Elle pouvait y paresser, se laver les cheveux, se couper les ongles, enduire de crème le visage et les mains. C’était tellement bon de redevenir une fille, après avoir été pendant des semaines dans l’impossibilité de se permettre ce petit luxe.

 

Rue Petit-Champlain

 
 

    Les 23 et 23½ de la rue Petit-Champlain sont la même maison de pierre et de brique, alignées côte-à-côte, avec des fenêtres en façade et sur l’arrière, séparée l’une de l’autre par un mur de refend. Elles avaient toutes deux la même disposition intérieure, c’est-à-dire deux pièces par niveau : cuisine et salle à manger au rez-de-chaussée, double salon à l’entresol et deux chambres à l’étage supérieur. À chaque niveau, un corridor et la cage d’escalier occupaient la longueur de la maison. Une vaste cour pourvue d’une remise s’étendait à l’arrière.
     Les chambres de Martha et de Margie étaient situées à l’étage et se signalaient par la sobriété de leur aménagement. L’austérité de l’ameublement, un grand lit, une armoire, une table à écrire et une chaise, était compensée par de jolies courtes-pointes et de coussins aux couleurs vives sur les lits et un grand tapis tressé, rouge et noir, sur le parquet ciré. Margie avait recouvert la table de sa chambre d’une nappe de dentelle et accroché un miroir au-dessus pour en faire une sorte de coiffeuse. Gaélen pour sa part occupait un des deux salons de l’entresol qu’il avait meublé pour en faire une chambre.
     Au 23½, les Flynn ont procédé aux mêmes arrangements : Thomas et Ophélia occupaient les chambres de l’étage tandis que Seamus avait ses quartiers comme Gaélen dans l’entresol.
     Pour les deux familles, les logements n’en faisaient qu’un. On allait et venait chez l’un ou chez l’autre pour prendre le thé ou poursuivre une conversation. Les femmes partageaient les courses, les corvées de cuisine, la lessive, le soin des animaux : poules, dindons ou lapins en semi-liberté dans la cour ou enfermés dans la remise convertie en poulailler.
     La principale préoccupation de nos nouveaux arrivants, dès les premiers jours, était d’explorer leur nouveau monde. Cette journée, qui avait commencé de façon si maussade, s’égayait un peu : le soleil pourchassait les nuages dans le ciel et, à la Place Royale, derrière les grilles en fer forgé, des plates-bandes de fleurs multicolores frémissaient sous la brise. Il était tôt, mais les rues étaient déjà très animées. Des enfants jouaient à la marelle sur les trottoirs, des hommes, des femmes s’interpellaient, parlant d’abondance en français. Quelle langue étrange, aux mille accents, avec des sonorités inconnues d’eux. À la Grosse-Île on en avait eu un aperçu. Entre eux, les irlandais se parlaient dans leur langue, les médecins, quelques rares infirmières parlaient anglais. L’archevêque de Québec, Joseph Signay, faisait tout ce qu’il pouvait pour leur envoyer des prêtres bilingues ou à tout le moins capables de communiquer avec eux.
     Tout était nouveau : l’architecture, entre autres, on se serait cru à Paris ou dans n’importe quelle ville Française Remarquable aussi la mode des vêtements des habitants. Des hommes coiffés d’un tuyau de poêle ou d’une casquette, des femmes en capeline, en bonnet, en fichu dans leur robe à crinoline, des enfants ahuris, qu’on tirait par la main, une mer de visages et par-dessus cela, le bourdonnement léger de la langue française. On vit passer une bonne d’enfant poussant un landau dans lequel on apercevait un bébé noyé dans des flots de rubans et de couettes en taffetas blanc. Ophélia était stupéfaite, mais elle n’était pas au bout de ses surprises. À présent c’étaient deux messieurs qui marchaient d’un pas vif sur le trottoir; deux messieurs vêtus de pantalons gris à fines rayures et de haut-de-forme en soie noire. Puis une calèche conduite par un cocher en livrée marron, et enfin une grosse dame qui portait sur le dessus de son crâne un chapeau à plumes. Que de merveilles ! Elle se disait qu’elle saura rapidement s’adapter à sa nouvelle existence. 

    L’air de Québec l’incitait à la coquetterie. Alors qu’à Limerick elle portait des robes plus simples et n’éprouvait pas le besoin d’en changer, ici, son regard caressait avec convoitise les gravures représentant d’extraordinaires toilettes de bal. Elle imaginait, approuvait, s’étonnait de prendre tant de goût à des choses aussi futiles. Cette gravité dans l’habillement était, à coup sûr, le signe d’une convalescence inespérée, d’un merveilleux retour aux origines. Était-ce une question de lumière, de climat ? Elle se trouvait plus jeune, plus légère.
- Mon Dieu ! s’exclama Ophélia, je sens que je vais adorer Québec.

     Leur itinéraire les entraîna sur les quais, au bord du fleuve avant de rentrer. Tout est si paisible, l’eau clapote à peine, la ville de Québec est là, resplendissante, calme, malgré les nombreux passants. Jamais ils ne pouvaient croire qu’en Irlande une épidémie sévissait, que des humains tombaient et mouraient. Et tout naturellement, on appréciait cette nouvelle existence, on se contentait de se tenir tous par la main sans rien demander d’autre.

     On fit halte au marché Findlay. Les étalages regorgeaient de fruits, de légumes, de poissons, de merveilleuses pâtisseries, des confiseries à vous faire baver… Tout rappelait aux Mitchell les dimanches d’autrefois à Killaloe. Outre les chaudrons de cuivre et les étalages de chandelles en cire placées en rangs d’oignons, il y avait, bien en évidence, des vins de France et d’Espagne, des porcelaines de Chine, du tabac, du café et de la mélasse des Antilles. Sur un comptoir, des fromages de Hollande voisinaient les gruyères de Suisse.
     Ah ! les arômes exotiques qu’on retrouvaient instinctivement en approchant les gros sacs de jute remplis de toutes sorte d’épices indiennes.
     Ah ! la belle chapelle de Notre-Dame-des-Victoires, en pierres de Beauport, avec son nouveau clocher installé une quarantaine d’années plus tôt. Les dimanches, les Mitchell et les Flynn s’y rendaient. C’était un rituel : en entrant dans le sombre portique de la chapelle, Gaélen plongeait cérémonieusement la main dans le bénitier, et d’un geste délibérément maladroit, arrosait Margie d’eau bénite en s’excusant tout aussi gauchement. Elle cherchait alors à cacher son fou rire en s’essuyant le visage pour que le stratagème échappe à sa mère qui ne tolérait pas les espiègleries à l’heure des dévotions.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

Le marché Findlay.

Date de dernière mise à jour : 10/01/2025

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