Les 23 et 23½ de la rue Petit-Champlain sont la même maison de pierre et de brique, alignées côte-à-côte, avec des fenêtres en façade et sur l’arrière, séparée l’une de l’autre par un mur de refend. Elles avaient toutes deux la même disposition intérieure, c’est-à-dire deux pièces par niveau : cuisine et salle à manger au rez-de-chaussée, double salon à l’entresol et deux chambres à l’étage supérieur. À chaque niveau, un corridor et la cage d’escalier occupaient la longueur de la maison. Une vaste cour pourvue d’une remise s’étendait à l’arrière.
Les chambres de Martha et de Margie étaient situées à l’étage et se signalaient par la sobriété de leur aménagement. L’austérité de l’ameublement, un grand lit, une armoire, une table à écrire et une chaise, était compensée par de jolies courtes-pointes et de coussins aux couleurs vives sur les lits et un grand tapis tressé, rouge et noir, sur le parquet ciré. Margie avait recouvert la table de sa chambre d’une nappe de dentelle et accroché un miroir au-dessus pour en faire une sorte de coiffeuse. Gaélen pour sa part occupait un des deux salons de l’entresol qu’il avait meublé pour en faire une chambre.
Au 23½, les Flynn ont procédé aux mêmes arrangements : Thomas et Ophélia occupaient les chambres de l’étage tandis que Seamus avait ses quartiers comme Gaélen dans l’entresol.
Pour les deux familles, les logements n’en faisaient qu’un. On allait et venait chez l’un ou chez l’autre pour prendre le thé ou poursuivre une conversation. Les femmes partageaient les courses, les corvées de cuisine, la lessive, le soin des animaux : poules, dindons ou lapins en semi-liberté dans la cour ou enfermés dans la remise convertie en poulailler.
La principale préoccupation de nos nouveaux arrivants, dès les premiers jours, était d’explorer leur nouveau monde. Cette journée, qui avait commencé de façon si maussade, s’égayait un peu : le soleil pourchassait les nuages dans le ciel et, à la Place Royale, derrière les grilles en fer forgé, des plates-bandes de fleurs multicolores frémissaient sous la brise. Il était tôt, mais les rues étaient déjà très animées. Des enfants jouaient à la marelle sur les trottoirs, des hommes, des femmes s’interpellaient, parlant d’abondance en français. Quelle langue étrange, aux mille accents, avec des sonorités inconnues d’eux. À la Grosse-Île on en avait eu un aperçu. Entre eux, les irlandais se parlaient dans leur langue, les médecins, quelques rares infirmières parlaient anglais. L’archevêque de Québec, Joseph Signay, faisait tout ce qu’il pouvait pour leur envoyer des prêtres bilingues ou à tout le moins capables de communiquer avec eux.
Tout était nouveau : l’architecture, entre autres, on se serait cru à Paris ou dans n’importe quelle ville Française Remarquable aussi la mode des vêtements des habitants. Des hommes coiffés d’un tuyau de poêle ou d’une casquette, des femmes en capeline, en bonnet, en fichu dans leur robe à crinoline, des enfants ahuris, qu’on tirait par la main, une mer de visages et par-dessus cela, le bourdonnement léger de la langue française. On vit passer une bonne d’enfant poussant un landau dans lequel on apercevait un bébé noyé dans des flots de rubans et de couettes en taffetas blanc. Ophélia était stupéfaite, mais elle n’était pas au bout de ses surprises. À présent c’étaient deux messieurs qui marchaient d’un pas vif sur le trottoir; deux messieurs vêtus de pantalons gris à fines rayures et de haut-de-forme en soie noire. Puis une calèche conduite par un cocher en livrée marron, et enfin une grosse dame qui portait sur le dessus de son crâne un chapeau à plumes. Que de merveilles ! Elle se disait qu’elle saura rapidement s’adapter à sa nouvelle existence.
L’air de Québec l’incitait à la coquetterie. Alors qu’à Limerick elle portait des robes plus simples et n’éprouvait pas le besoin d’en changer, ici, son regard caressait avec convoitise les gravures représentant d’extraordinaires toilettes de bal. Elle imaginait, approuvait, s’étonnait de prendre tant de goût à des choses aussi futiles. Cette gravité dans l’habillement était, à coup sûr, le signe d’une convalescence inespérée, d’un merveilleux retour aux origines. Était-ce une question de lumière, de climat ? Elle se trouvait plus jeune, plus légère.
- Mon Dieu ! s’exclama Ophélia, je sens que je vais adorer Québec.
Leur itinéraire les entraîna sur les quais, au bord du fleuve avant de rentrer. Tout est si paisible, l’eau clapote à peine, la ville de Québec est là, resplendissante, calme, malgré les nombreux passants. Jamais ils ne pouvaient croire qu’en Irlande une épidémie sévissait, que des humains tombaient et mouraient. Et tout naturellement, on appréciait cette nouvelle existence, on se contentait de se tenir tous par la main sans rien demander d’autre.
On fit halte au marché Findlay. Les étalages regorgeaient de fruits, de légumes, de poissons, de merveilleuses pâtisseries, des confiseries à vous faire baver… Tout rappelait aux Mitchell les dimanches d’autrefois à Killaloe. Outre les chaudrons de cuivre et les étalages de chandelles en cire placées en rangs d’oignons, il y avait, bien en évidence, des vins de France et d’Espagne, des porcelaines de Chine, du tabac, du café et de la mélasse des Antilles. Sur un comptoir, des fromages de Hollande voisinaient les gruyères de Suisse.
Ah ! les arômes exotiques qu’on retrouvaient instinctivement en approchant les gros sacs de jute remplis de toutes sorte d’épices indiennes.
Ah ! la belle chapelle de Notre-Dame-des-Victoires, en pierres de Beauport, avec son nouveau clocher installé une quarantaine d’années plus tôt. Les dimanches, les Mitchell et les Flynn s’y rendaient. C’était un rituel : en entrant dans le sombre portique de la chapelle, Gaélen plongeait cérémonieusement la main dans le bénitier, et d’un geste délibérément maladroit, arrosait Margie d’eau bénite en s’excusant tout aussi gauchement. Elle cherchait alors à cacher son fou rire en s’essuyant le visage pour que le stratagème échappe à sa mère qui ne tolérait pas les espiègleries à l’heure des dévotions.