À l’intérieur de la tente du grand-père de Jack, un épais tapis de sapin frais recouvrait le sol. Ce n’était pas grand, mais l’odeur épicée du conifère rendait l’ensemble accueillant, cent fois plus que la cabine du Jane Black. Sur ce tapis, on avait déposé toutes sortes d’objets : trois paires de raquettes à neige indiennes, tressées de babiche[1], des mocassins en peau d’orignal doublés de mouton, deux poignards, un fusil à double canon et une carabine Winchester avec une boîte de cartouches entamée. Mais ce qui surpris surtout le couple d’Irlandais, c’était cette cage au milieu de la tente où se trémoussait un magnifique chien de traîneau dont on sentait sa hâte d’être libéré.
Un beau chien robuste, vigoureux, les muscles saillants sous son épaisse fourrure. Une tête massive avec à la fois un regard calme et vif. Son pelage était fauve, sauf le poitrail, le bout des pattes et le museau, qui étaient d’un blanc immaculé. Gaélen s’agenouilla devant la cage, fit sentir sa main que la bête lécha avec entrain, sa queue fouettant l’air. Il piétinait sur place, le corps pris de convulsions tant il était content. Sentait-il en Gaélen la présence de son nouveau maître ? Les sens en affût, il lâcha un petit jappement aigu.
- Ce chien est à toi maintenant, Gaélen. Son comportement me dit qu’il te fait confiance, il t’a adopté, prends en soin. C’est un malamute, il a trois ans, encore un peu jeune et fou, mais il te fera un bon chien.
- Faudra lui trouver un nom, intervint le père Damase.
- Dans la langue Innue, le mot « Quimmik » veut dire « chien », mais aussi « puissance, courage, fidélité » les plus belles qualités des chiens, renchérit Jack.
- Quel superbe chien ! Je ne sais comment vous remercier, vous décrire mon émerveillement devant ce chien qui semble vraiment posséder toutes ces qualités. Je l’appellerai donc Quimmik.
Des larmes lui vint au yeux, tant l’émotion était forte. Il venait de comprendre que même les gens pauvres ont quelque chose à donner et l’envie de le donner. Il apprit à aimer ces gens qui possèdent peu mais qui ont le cœur sur la main. Lorsqu’il ouvrit la cage, le chien se jeta sur lui, le léchant avec tant de vigueur qu’il en perdit l’équilibre. Il se retrouva sur le dos avec le poids de l’animal sur la poitrine, ce qui déclencha un fou rire général. Ophélia vint à son secours, prit le chien par le cou et l’attira à elle :
- Viens, Quimmik, viens dehors.
À l’extérieur, le vent joua, gonfla son pelage blanc, gris et noir. Le soleil faisait briller ses reflets roux quand il se roulait dans le sable. Ses grosses pattes tambourinaient le sol, déployant ses muscles, soulevant des traînées de sable dans son sillage. Ça l’amusait. Il sautait autour d’Ophélia, cherchant à mordiller sa manche pour l’emmener dans son jeu. Ses contorsions la faisaient vaciller, perdre l’équilibre, elle voudrait qu’il se calme, mais elle riait aux éclats. Content de l’avoir emporté dans sa farandole, il se roulait par terre, se relevait, se secouait. Il crachait, sa langue était couverte de ce sable blond. Elle voudrait le gronder, mais elle comprenait son plaisir.
- Allez, viens ici mon grand ! Quimmik s’ébroua dans un nuage de poussière avant de la rejoindre enfin calmé. Il s'assit bien droit à côté de sa nouvelle maîtresse et lâcha un autre jappement aigu à l’intention de Gaélen qu’il fixait la queue frétillante.
- C’est l’heure, maintenant, de commencer votre entraînement, annonça Jack. Nous allons au champ de tir s’exercer aux armes à feu. À Gaélen le fusil, à Ophélia la carabine.
Au champ de tir, c’est l’Innu qui avait pris en charge l’entraînement d’Ophélia, tandis que Damase s’occupait de Gaélen et son fusil à double canon.
- Retiens ton souffle, conseilla Jack à Ophélia, prends ton arme, appuie solidement la crosse sur ton épaule, l’œil sur le viseur, tout cela en retenant toujours ta respiration. Une seconde d’immobilité au moment où tu vas appuyer sur la détente… puis ce sera la détonation, comme un coup de tonnerre. Je vais te répéter cette phrase pour les trois ou quatre premiers tirs de façon à ce que tu sois bien imprégnée de cette procédure.
Il prit la Winchester, lui montra comment la charger, enlever le cran de sûreté, de viser et tirer. Sous ses conseils, elle s’est entraînée à tirer sur les cibles du champ de tir. Au bout d’une heure, Ophélia a commencé à se sentir plus à l’aise avec l’arme.
- Bravo, Ophé, tu as l’œil. Tu es prête pour le test final. Prépare-toi et concentre-toi sur cette petite cible.
Elle rechargea la carabine, visa la pierre qu’il venait de déposer sur un rocher et tira. La pierre a volé en éclat et elle a hurlé de joie. Gaélen, présent depuis le début de l’exercice, avait un brin de fierté dans le regard. Puis, la prenant par les épaules il eut un petit sourire amusé :
- Ophé… Tiens, tiens… Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant. J’ai bien envie de t’appeler ainsi, ça te va bien, d’autant que ça fait plus décontracté. Tu m’impressionne, Ophé, je te savais talentueuse et de plus tu apprends très vite. Je sens que nous allons faire une équipe du tonnerre.
Les Hurons-Wendats appartiennent à la famille linguistique iroquoise. À cette époque, ils étaient plus nomades qu’ils ne le sont de nos jours, et se déplaçaient souvent, vivant en petits groupes familiaux plutôt qu’en clans permanents. Ces structures renforcent les liens familiaux et communautaires, et jouent souvent un rôle crucial dans la transmission des traditions et des connaissances culturelles. Ces petits clans familiaux occupaient souvent des territoires spécifiques qui leur étaient attribués et qu’ils utilisaient pour la chasse, la pêche, et l’agriculture.
Au décès du grand-père de Jack, Malik est aussitôt devenu le chef du clan familial, mais veuf depuis plusieurs années, c’est à son fils aîné Jack, plus jeune, plus actif, qu’il a confié cette tâche, mais il gardera tout au long de sa vie le titre de sage. Le sage souvent appelé aîné ou ancien, joue un rôle crucial : c’est le gardien du savoir traditionnel et des histoires de son peuple, son expérience et sa sagesse sont très respectées. Il joue souvent le rôle de médiateur dans les conflits, aidant à résoudre les différends de manière pacifique et respectueuse.
Au repas du soir, Jack a réuni la famille devant la tente de Malik, autour d’un feu de camp d’ont l’âcre fumée dessinait ses minces volutes bleutées au-dessus des tipis recouvert de toiles écrues et de peaux. Sarah y avait installé un trépied fait de jeunes troncs d’arbres d’où était suspendu au bout d’une corde un castor mis à cuire à quelques centimètres du feu, entretenu entre quelques pierres rondes disposées en cercle. Ce castor, rôti à la braise, d’un brun doré et fondant en bouche, était parfumé d’herbes odorantes et de fleurs, soigneusement choisies en forêt, dans lesquelles il avait macéré lentement, additionné de miel. Cette corde torsionnée faisait tourner comme une toupie la pièce de viande dans un sens puis, après un certain temps, la torsion en venait au point neutre, mais le poids de l’animal suspendu entraînait une rotation inverse de la corde jusqu’à ce que cette nouvelle torsion soit plus forte que le poids qu’elle entraîne et le fasse tourner dans l’autre sens et ainsi de suite. De temps à autre, lorsque la rotation diminuait, Sarah lui redonnait un petit élan avec ses doigts jusqu’à ce que la viande soit prête.
Chaque culture possède ses rites. Qu’importe la couleur de leur peau ou de leur origine, manger offre aux humains une occasion de rassemblement et de partage.
Sarah, était une innue de 49 ans qui incarnait la sagesse et la résilience de son peuple. Son abondante chevelure noire comme du jais, parsemée de quelques mèches argentées, lui tombait en cascade sur les épaules et portait de grandes boucles d’oreille aux motifs traditionnels de son peuple qu’elle avait fabriquées elle-même avec de petites perles multicolores. Le teint cuivré, ses yeux bridés, d’un brun profond, reflétaient les histoires et les traditions transmises de génération en génération. Elle portait des vêtements traditionnels faits de douces et souples peau de daim, brodés de motifs symboliques agrémentés de petites perles de verre multicolores, rappelant son attachement à ses racines.
Chaque matin, elle se levait à l’aube pour saluer le soleil levant, une pratique spirituelle qui lui apportait paix et énergie. Elle passait ses journées à tisser des paniers et à créer des bijoux artisanaux, perpétuant ainsi les techniques ancestrales. Sarah aimait aussi enseigner aux jeunes de sa communauté, leur transmettant les légendes et les savoir-faire traditionnels. Elle cultivait un petit jardin où elle faisait pousser des plantes médicinales et des légumes, qu’elle utilisait pour préparer des remèdes naturels et des repas sains pour sa famille. Malgré les défis de la vie, elle gardait un sourire chaleureux et une détermination inébranlable à préserver et partager la culture de ses ancêtres.
Au lever du jour, les cinq membres de l’expédition étaient réunis devant la tente de Jack. La veille il avait donné ses instructions concernant le matériel que chacun devait emporter dans un sac à dos. « Le strict nécessaire » avait-il ordonné. Il ne fallait pas se charger de superflu parce qu’il allait y avoir de nombreux portages : une couverture, un gobelet et une écuelle en métal léger, un poignard, fusil et cartouches et quelques vêtements de rechange. Deux chiens seraient du voyage : celui de Malik et Quimmik.
[1] La babiche : sorte de lanière de cuir fabriquée à partir de nerfs ou de tendons d’animaux, comme le wapiti ou le cerf. Traditionnellement utilisée par les peuples autochtones, elle sert à tresser divers objets tels que des raquettes à neige, des filets de pêche et des cordes d’arc.