Dindons sauvages.

 

     Le grondement se perdait dans la nature. Au bout de trente minutes de marche, la forêt avait retrouvé ce calme étrange où le temps s’arrête. Les hommes marchaient dans une forêt de bois francs aux troncs énormes et droits, assez distant les uns des autres pour permettre une bonne vision de l’environnement. Damase se déplaçait avec lenteur. Le doigt sur la détente de son arme, les sens aux aguets, le regard dansant de gauche à droite, et toujours ce même pas assuré et régulier.
     Tout à coup, à l’orée d’un boisé de pins et de sapins, un troupeau d’une dizaine de dindons sauvages picorait à quelques mètres devant eux. Aussitôt, Damase étendit les bras pour stopper la marche et demander le silence en croisant un doigt sur ses lèvres. Lentement, ils se sont approchés, mais les oiseaux ont commencé à s’inquiéter et à s’animer. Nos trois Irlandais faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour se fondre dans la nature. Gaélen essayait de reproduire les gestes lents de Damase, mais se sentait gauche. Fort heureusement pour eux, ils suivaient le troupeau sur un sol couvert d’une mousse spongieuse qui absorbait le bruit de leurs pas.
     Ils progressaient sans parler pendant quelques minutes lorsqu’un dindon sauvage surpris surgit d’un bosquet en battant des ailes avec frénésie. La détonation a résonné et soudain, l’oiseau atteint mortellement à la tête, devenu lourd comme une pierre, est tombé sur le sol humide, ses pattes griffant la terre dans un dernier sursaut de vie. La scène n’avait duré qu’une poignée de secondes. D’instinct, Damase avait évalué la vitesse de déplacement de l’animal et fait mouche.
Bravo ! fit Gaélen à nouveau estomaqué par l’adresse du chasseur.
Ne parlons pas de chance ni d’adresse, Gaélen. On ne saura jamais si ce dindon ne s’est pas offert en sacrifice pour permettre à ses congénères de fuir et rester en vie tel le sourdeau
[1], ce merveilleux coq des bois, que la passion exalte au point qu’il se laisse tuer sans y prendre garde.
Ce que vous dites-là, n’est certainement pas dénudé de sens. Il arrive à des humains de donner leur vie pour en sauver d’autres.
L’animal a fait le sacrifice de sa vie. C’est lui qui l’a décidé; pas moi. Il faut lui en être reconnaissant. C’est aussi simple que ça ! Chez les autochtones, en donnant sa vie, tout gibier permet au chasseur de vivre. Il faut le remercier. Respecter son sacrifice. À leur contact, j’ai adopté jeune cette philosophie et elle ne me quittera jamais.

     Les mots du père Damase ont pénétré Gaélen et ses amis. Un sentiment nouveau à pris place dans son cœur. Il a remercié l’esprit de l’animal, dont le corps reposait dans le sac que portait Timothy, espérant qu’il pouvait l’entendre. Vraiment, cet homme ne cessera de les étonner. Gaélen et ses deux amis arrivaient d’un monde où l’on estimait que l’humain, créé à l’image de Dieu, trônait au sommet de la pyramide de la vie. La nature offerte en cadeau devait être domptée. Et voilà qu’un Blanc, comme eux, leur présentait un nouvel ordre des choses, où tous les êtres vivants étaient égaux et où l’homme n’était supérieur à aucun autre.
     Il était temps de rebrousser chemin et retourner à la chênaie, où étaient parqués les chevaux, en longeant la rivière. Lorsqu’ils y sont arrivés, le soleil déclinant, embrasait peu a peu le ciel et déjà un peu de fraîcheur se répandait sur la forêt, dispersant les parfums de la terre. C’est le moment ou la lumière s’estompe et l’obscurité naissante se tutoient, où le temps hésite.
     Pendant que le père Damase entreprit de monter la tente avec les troncs de petits sapins que Timothy avait coupés et ébranchés à la hache, Gaélen avait allumé un feu et, assis sur ses talons a placé l’oiseau sur ses genoux, une bête bien grasse dont il commença à arracher les plumes en s’attaquant d’abord aux plus grosses, comme le lui avait enseigné Martha à Gortmagee. C’est un travail qui exige de la minutie, car si on se dépêche, le bout casse et reste planté dans la chair, Prendre le temps; Damase le lui avait dit : « c’est souvent comme ça dans le bois ». Une fois l’animal débarrassé de son plumage, il l’a passé au feu pour brûler le duvet, l’a vidé avec son couteau, puis l’a suspendu au-dessus du feu pour le faire cuire.
     Entre-temps, Daniel s’était chargé de remplir les seaux d’eau à même la rivière, avait soigné les chevaux et préparé le thé. Les quatre hommes, assis autour d’un bon feu crépitant ont mangé sous un ciel étoilé enveloppé des arômes de viandes grillées. Pour la première fois de son existence, Gaélen se sentait un homme nouveau. Il ignore ce que sera demain, mais pour l’heure, ce repas amical, entre forêt et rivière, restera à jamais gravé dans sa mémoire.


[1] Le “sourdeau” est un terme utilisé pour désigner le coq doré (Gallus gallus), également connu sous le nom de coq sauvage. Cette espèce d’oiseau est  originaire du Sud-Est asiatique et a été domestiquée pour donner naissance à différentes races de poules domestiques 

 

Qui est le père Damase ?

     Réchauffés et éclairés par un feu de camp pétillant au milieu de la forêt immobile, les hommes se sont mis à parler de cette magnifique journée en plein air. La lune montait dans le ciel répandant une lumière bleue sur le bivouac. Une question brûlait les lèvres de Gaélen :
Père Damase, vous ne cessez de m’épater. Encore aujourd’hui, votre façon de marcher en forêt, votre sens de l’orientation, votre constante assurance m’enchante et me trouble tout à la fois. Comment, diable, avez-vous appris ou acquis ce savoir-faire ?

     Damase a commencé à raconter l’histoire de sa jeunesse. Il était né à Loretteville, à quelques pas de Wendake, aussi connu sous le nom de village des Hurons. Son père, charpentier de métier, qui lui a enseigné son savoir-faire, élevait quatorze enfants dont Damase était le neuvième. En septembre, lors de la rentrée scolaire à sa treizième année d’âge, le jeune garçon se lia d’une franche amitié avec un Innu de la réserve qui occupait le pupitre voisin du sien. Son nouveau copain, aux cheveux d’un noir de jais plutôt longs, les yeux en amandes et le teint cuivré ne pouvait cacher son origine autochtone. Il y avait bien quelques élèves dans l’école qui le traitait de « sauvage ». Ce terme n’était pas toujours péjoratif… c’était plus souvent une mauvaise habitude… mais lui ne semblait pas s’en formaliser. Il disait : « vous me dites sauvage, moi je vous vois esclave… alors que je vis libre dans la nature, comme je l’entends, vous, vous êtes prisonniers de votre mode de vie sédentaire et aliénant ».
     « …Ce jeune Innu avait été baptisé Jacques, mais il se faisait appeler « Jack », lui, il m’appelait « Dam » c’était son habitude de raccourcir les noms ; « ça fait plus viril » qu’il disait. Dès son plus jeune âge, il suivait son père et son grand-père dans les bois. Quelque soit le temps de l’année : de quelques jours l’été, à quelques mois l’hiver on l’emmenait à la pêche, à la chasse et aussi au piégeage. Un jour il m’a dit :
Viens, on va pêcher !

    « Il disait ça comme s’il s’agissait d’aller se promener. Je l’ai suivi et mis en pratique ses conseils. C’était ma première expérience. Sans bruit on a marché le long de la Saint-Charles en s’efforçant de ne pas créer d’ombre sur l’eau. - Le poisson entend tout, Dam, m’expliquait-il, il peut entendre un caillou rouler, et il voit tout - Pendant mes années d’adolescence, aussi souvent que je le pouvais nous allions chasser, piéger, pêcher ensemble. Encore aujourd’hui, été comme hiver, nous passons quelques jours dans les bois, c’est devenu une passion. C’est lui qui m’a enseigné l’art de marcher en forêt, sans bruit, sans laisser de traces, de traquer l’animal contre le vent sans révéler mon odeur ni ma présence. Au début j’imitais tant bien que mal ses gestes. On pense que marcher, comme respirer, est ce qu’il y a de plus simple à faire. Après tout, il suffit de mettre un pied devant l’autre et de recommencer. Mais en forêt cela exige beaucoup d’adresse, surtout à la chasse, car le moindre bruit effraie le gibier. Apprendre la constance est un long chemin. Dans la forêt il faut un certain nombre de connaissances pour se débrouiller. Apprendre de ceux qui savent, suivre leurs conseils et ne jamais cesser d’apprendre. Avec le temps ce savoir est devenu mien. Il faut du temps pour récolter les fruits d’un arbre. Parfois il faut attendre toute une vie. Mon plaisir maintenant est de le transmettre à d’autres ».
     « Jack avait deux frères et trois sœurs. Jeune ado, j’ai ressenti un certain béguin pour Catherine… Cath comme il l’appelait… fille de mon âge, belle et adorable. Amoureux fous l’un pour l’autre, nous nous sommes mariés à dix-neuf ans à la chapelle de Wendake. Nous avons élevé, comme mes parents, quatorze enfants dont douze bien vivants et notre amour est toujours bien présent… ».
     On avait écouté avec la plus grande attention le récit du père Damase. Il devait bien être minuit passé lorsque le sommeil les a gagné et qu’ils sont entré sous la tente, parfumée de l’odeur  épicée des branches de sapin dont « Dam » avait tapissé le sol pour l’isoler et assurer ainsi un meilleur confort. Dehors, les chevaux veillaient.

 

Chavigny

     Quand Gaélen a ouvert les yeux, dans sa tête trottaient toutes les images précises de la journée d’hier; les premiers vertiges sont toujours les plus puissants. Damase était déjà sorti. Le jour se levait à peine et le campement était silencieux. Seul le doux crépitement d’un feu de camp, l’odeur du bois qui brûle mêlée à celle des sapins baumiers, tapissaient l’air ambiant. Il vit son ami adossé à un gros chêne, tout souriant, humant un café bouillant pour chasser la fraîcheur matinale et qui l’invitait par signe à le rejoindre. Le reflet des flames luisait sur sa peau, éclairant son visage robuste aux traits harmonieux et ce même regard intense.
     Gaélen réveilla les deux autres hommes et se servit un café, fit griller une épaisse tranche de pain au bout d’une petite branche fourchue pendant que réchauffait, dans une gamelle, un peu du rôti du dindon d’hier. Sans dire un mot, le bivouac est demeuré attentif un bon moment à écouter la forêt s’animer.
     Le soleil s’élevait avec lenteur, petit à petit l’air se réchauffait, sa lumière se faufilait en million de reflets à travers les feuilles fanées et ocres des chênes dont beaucoup ne seront délogées qu’à l’éclosion des bourgeons au printemps. C’était dimanche. Les hommes voulaient visiter le village, assister à la messe et s’informer de la disponibilité  des matériaux de construction. Mais avant de retourner à la civilisation, on explora les environs à l’aide des cartes topographiques établies à partir des registres cadastraux et d’une boussole. On plaqua les lots de chacun et l’on se mit en quête de clairières où poussait du foin qui servirait à faire paître les bêtes… parce qu’une fois sur place, on aura besoin de chevaux, de vaches, de chèvres… qu’il faudra nourrir. Les chevaux attelés, la tente pliée et le feu abondamment arrosé, Damase guida l’attelage vers le village.
     Chavigny n’était encore qu’un tout petit village perdu dans la forêt, entre fleuve et montagne. Il paraissait tout souriant dans le creux de ses côteaux, coupé en deux par le clair ruban de sa rivière. Le lieu ne manquait ni de charme ni de gaieté. Il se développait peu à peu. De nouveaux colons s’y installaient, attirés par les terres gratuites qu’il fallait défricher. Le curé parlait de remplacer la petite église par un bâtiment plus imposant, muni d’un clocher vertigineux qu’on distinguerait de loin. Mais plusieurs paroissiens trouvaient la dépense trop importante. Le maire parlait de « progrès ».
     Après que le curé ait prononcé « l’ite missa est », les cloches se sont misent à sonner. Les paroissiens, endimanchés, se rassemblaient par petits groupes sur le parvis. Une journée d’automne au ciel d’un bleu pur s’était invitée. Les femmes portaient des robes longues et un chapeau élégant, tandis que les hommes avaient revêtus un costume sombre et un chapeau noir ou une casquette à courte visière. Des enfants couraient et jouaient autour des adultes.
     Gaélen s’invita dans un groupe d’hommes qui lui ont parus gens d’affaires d’après les propos qu’ils tenaient entre eux. Son flair l’avait récompensé, le maire Fabien Godin était de ces gens. On lui apprit que Joseph Ford possédait l’unique moulin à scie du canton, dont l’entreprise était bâtie au pied de la chute à Billie à environ quatre kilomètres, direction Nord, sur la route de Saint-Raymond. Il apprit également qu’il trouverait sur place tout ce qu’il allait avoir besoin pour construire : clous, ferronneries de toutes sortes, outils et plus encore. On lui apprit aussi qu’il y avait un magasin général voisin du moulin à scie où il pouvait se procurer des vêtements et chaussures, mais aussi de la farine, du sucre, des épices, enfin tout ce qu’il avait besoin pour le ménage. On s’y rendit donc sans plus attendre.
     La scierie était bâtie au pied de la petite chute à Billie qui avait été surélevée de façon significative pour augmenter le débit et la puissance de l’eau. Le réservoir ainsi produit assurait l’approvisionnement en eau quelle que soit la saison même par temps de sécheresse.
     Le bâtiment de ce moulin à scie typique, alimenté par l’eau, avait été construit en bois et en pierres. Il était équipé d’une grande roue à aubes qui convertissait l’énergie hydraulique en énergie mécanique. La roue à augets actionnait les scies grâce à un astucieux assemblage d’engrenages mis en mouvement par des courroies de cuir. Les scies transformaient les grumes en planches et en poutres pour la construction de maisons, de granges et d’autres bâtiments.
     Sous le chant mélancolique des tourterelles tristes qui picoraient avec patience dans l’herbe, nos amis, voyant les portes et les fenêtres de la scierie grandement ouvertes y sont entrés. Une bonne odeur de bois embaumait l’air ambiant. Nos hommes trouvèrent monsieur Ford, occupé avec deux ouvriers à graisser les pièces mobiles, occupation réservée les dimanches et qui avait son importance. Joseph Ford était un homme râblé au regard de furet derrière des lunettes cerclées. Gaélen apprit aussi qu’à cet endroit il pouvait obtenir des bûcherons ainsi que des menuisiers compétents prêts à l’aider lorsqu’il sera temps de construire.
     De retour à la maison sur la fin de l’après-midi, Gaélen a essayé, tant bien que mal, d’expliquer à Ophélia le sentiment de liberté qui l’emplissait depuis le moment où il avait mis le pied à terre dans cette immense forêt dont il était le premier européen à fouler le sol et à admirer ces arbres centenaires. Il lui a raconté avec force détails les deux jours passé en forêt. Seul un Irlandais, avec l’accent du terroir comme lui, pouvait s’enticher ainsi d’une terre. Il était tombé amoureux de cette terre comme d’autre une femme.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

Peau de loup.

Date de dernière mise à jour : 10/01/2025

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
2 votes. Moyenne 4.5 sur 5.

Ajouter un commentaire