Peau de loup.

 

     Fortunat Belleau était un avocat habile et aussi déterminé qu’aimable. Il avait plaidé, avec un vif intérêt, la cause de nos cinq Irlandais dans le but de faire avancer l’obtention des titres de propriété des lots de Chavigny accordés par le gouvernement. Si bien qu’après cinq semaines de pourparlers intensifs, il avait obtenu tous les titres, lettres patentes et contrats dûment signés et enregistrés. Gaélen et ses amis étaient désormais propriétaires en bonne et due forme de leurs lots respectifs.
     Fortunat remit la petite mallette contenant les précieux papiers à Thomas qui jubilait et lui donna congé du reste de la journée. D’un pas pressé, il descendit la Côte-de-la-Montagne, se dirigea vers le port et entra en coup de vent dans la boulangerie du marché Findlay, attrapa Ophélia par le bras qui ne l’avait pas entendu entré.
- J’ai une surprise pour toi et Gaélen. Devine ce que c’est !
- Mon Dieu, père, à vous voir ainsi excité, presqu’à bout de souffle et tout sourire, ça ne peut être qu’une bonne nouvelle… Vous avez rencontré l’Amour avec un grand « A » et vous allez vous marier bientôt !
- Mieux que cela, Il s’agit de Gaélen et de toi, ajouta-t-il en ouvrant la mallette et en retirant une liasse de papiers qu’il lui tendit.

     Ophélia le regarda d’un air interdit.
- Que dirais-tu de l’acte de propriété de votre lopin de terre de Chavigny ?

     Elle poussa un cri et se mit à défaire fébrilement la ficelle avec une impatience d’enfant. Elle arriva enfin à déplier les documents et, surexcitée, put constater de ses yeux qu’elle et son mari étaient déclarés seuls et uniques propriétaire du lot.
- Oh ! Papa…

     Pleurant de bonheur, elle se jeta dans ses bras et l’embrassa de toutes ses forces. Puis, la main dans la main, se sont dirigés vers le chantier naval apporter la bonne nouvelle à Gaélen qui, débordant de joie, avait peine à contrôler ses émotions.
- Ma chérie, il faudra remercier monsieur Belleau, on lui doit beaucoup. Et puis, je vais demander deux jours de congé à monsieur Gingras et t’emmener à Chavigny te montrer ce domaine… ton domaine… que tu ne connais pas encore. Après, nous irons voir monsieur Ford à la scierie, je vais avoir besoin d’hommes pour commencer certains travaux préparatoires et commander les matériaux nécessaires.

     Ce soir-là il y eut fête à l’auberge du Matelot. Pour souligner l’heureux évènement, « la Gritte » s’était procuré deux gros sacs de moules fraîchement arrivées au marché Findlay et Margie avait confectionné d’énormes barmbracks. Une bière du pays, blonde et fraîche à souhait, n’attendait que l’occasion de rafraîchir les gosiers assoiffés. Et comme toutes bonnes choses n’arrivent jamais seules, Daniel Fitzpatrick et Maureen Murray en profitèrent pour annoncer leurs fiançailles et leur mariage qui sera célébré dans moins d’un mois.
     Novembre venait à peine de débuter, déjà un début d’hiver voilait son humeur comme il voilait le ciel. Une nuit, la neige tomba douce et calme.  La ville se réveilla au matin sous cette mince couche de neige dans un immense pays décoloré. C’était la première neige, il ne faisait pas très froid. Il fut donc convenu d’entreprendre le voyage pour Chavigny. Le Saint-Georges, était un bateau à vapeur qui faisait la navette entre Québec et Montréal par le fleuve tant qu’il sera navigable. Gaélen et Ophélia se rendirent au quai de la Reine à l’heure de l’embarquement.  Ce matin du départ, le jour se leva gris et sec. À l’Est, les premières lueurs teintaient le ciel d’une nuance de mauve, mais à l’Ouest le ciel flou et blanc semblait donner des signes de neige. Un matelot était convaincu qu’il neigerait avant longtemps.
     Au signal du départ, les roues à aubes se mirent en mouvement, brassant l’eau avec fureur. Lentement, le bateau s’ébranla, quitta le quai et prit de plus en plus de vitesse, laissant derrière lui une longue traînée d’écume. Ophélia débordait de bonheur en entreprenant cette randonnée sur le fleuve. Ce voyage en pays encore inconnu pour elle, devenait la plus belle aventure qu’elle eût jamais rêvé. Le clapotis des roues à aube brassant l’eau l’enveloppa, la dispensa de parler. Sur la barre d’appuis, admirant le paysage qui défilait devant elle, elle sentit la main chaude de Gaélen sur la sienne, leurs coudes se frôlaient. Elle leva les yeux sur lui, le regarda avec amour, il avait un visage souriant, tout près du sien. Ils baignaient tous deux dans la même chaleur.
     Moins de deux heures plus tard, le navire accosta au quai du village de Portneuf, une petite neige commençait à s’ajouter au six centimètres déjà tombés la veille. Gaélen prit le bras d’Ophélia et l’aida à descendre la passerelle et se rendirent à l’auberge Sous-les-Charmilles où Gaélen demanda à louer un break attelé. On leur proposa un traîneau attelé de deux chevaux. Une grande couverture de fourrure pour le confort des voyageurs était également fournie. Ni lui, ni elle n’avait déjà voyagé en traîneau sur la neige. Cette nouvelle expérience allait les ravir.
     Bien bottée, emmitouflée dans une capuche fourrée d’agneau, elle était heureuse de le suivre à travers les forêts nues et les campagnes ouatées et en découvrit le charme. Gaélen jeta la grande couverture de fourrure à l’aspect chaud et engageant sur le siège à côté d’Ophélia et monta s’asseoir à côté d’elle. Il l’étala sur les jambes de sa femme et se pencha sur elle pour la coincer au bout de la banquette et l’étendit sur ses genoux. Il sentait bon l’eau de Cologne fraîche; elle lui caressa la tête avec douceur. Son parfum la touchait, si intime, si émouvant qu’elle faillit perdre le fil de ses idées.
     Les chevaux éveillés par un coup de fouet s’élancèrent en balançant leurs grandes têtes sombres. La neige volait de leurs sabots. Le cocher faisait le gros dos pour résister au froid. Des deux chevaux de l’attelage, l’un restait calme, l’autre renâclait, secouant la tête et soufflait de la vapeur par les naseaux. Des paillettes d’argent brillaient dans l’air immobile. Un peu plus tard, Ophélia sentit que son visage se désagrégeait lentement. Elle se frotta le nez, les oreilles pour les ranimer. A chaque cahot, sa tête ballait contre les capitons du dossier.
- J’ai entendu raconter tellement d’histoires à propos d’Indiens sauvages, de neige plus haute qu’un homme, de bandes de loups errants dans les rues, et au lieu de tout ça, je vois une ville et des villages qui poussent au milieu de la forêt.
- Ces histoires ne sont pas absolument dépourvues de fondement, ma chérie. Cette couverture, par exemple a été faite avec des peaux de loups.

Elle caressa avec étonnement les poils longs et soyeux.
- Je croyais que les loups étaient des animaux hirsutes, au poil court et raide.

 

     Blanche, devant eux, la route de la Chapelle sur laquelle ils circulaient, montait, descendait, s’incurvait au gré de la topographie des lieux. Elle s’effaçait pour reparaître plus loin, rétrécie, filiforme. D’autres fois elle s’élargissait sur une neige boueuse. Ils traversèrent des forêts bleues ou noires, dentelées d’une mince couche de neige. Les grelots du traîneau tintaient. Pour Ophélia, chaudement emmitouflée dans son manteau de fourrure, le trajet était féérique. Autour d’eux tout était immobile et silencieux et le paysage comme figé.
     Lorsqu’ils furent arrivés à leur domaine, au bout du chemin que Gaélen avait baptisé Chemin d’Irlande Nord, elle s’émerveilla à nouveau en apercevant la rivière Vairon, largement étalée, avec au loin, en amont, ses ilots rocheux où l’eau écumait de rage, sa forêt de sapins et d’épinettes accrochés aux falaises et sa colonie de geais bleus volant et criant au-dessus d’une crique sablonneuse. On entendait le bruit assourdit de la chute à Gorrie qui faisait rage à environ un kilomètre de là, mais, du ciel blanchâtre et bas, descendait droite et  sans se presser, une neige fine comme de la poussière, qui en atténuait la vue.
     Sachant qu’ils y reviendraient dès le printemps prochain, la visite des lieux ne dura guère plus d’une heure, mais fut suffisante pour charmer Ophélia qui exprimait sa hâte d’y vivre dans SA maison. Puis Gaélen fit route vers le village. Au loin, sur les hauteurs qui surplombent la Vairon, se montraient les toits du village couverts d’une mince couche blanche et dominés par le clocher de l’église. Des maisons cossues, aux belles galeries peintes, s’alignaient avec ordre de chaque côté de la rue principale, bordée de trottoirs de bois. On apercevait au loin quelques fermes avec leurs bâtiments secondaires et leurs clôtures délimitant les champs. Quelques cheminées fumaient. Un paysan passa, tirant une chèvre par le licol. Il salua Ophélia qui lui répondit d’un mouvement de la main.
     Quelques minutes plus tard, Gaélen stoppa l’attelage devant l’enseigne de la scierie. En contrebas, au pied de la chute à Billie, la Vairon roulait des eaux rapides et crachait de colère sur les rochers qui obstruaient son cours. La grande étendue d’eau formée par le barrage était d’un calme insolent comparé au bruit créé par le mouvement rotatif de la grande roue à augets alimentée par un bief équipé d’une vanne réglant le débit de l’eau.
     Gaélen sauta au bas du traîneau, caressa l’encolure des chevaux en guise de remerciements avant de les attacher et d’aider Ophélia à mettre pieds à terre.
- La scierie doit tourner jours et nuits pour garder des réserves d’un tel niveau, dit-il d’un regard sur la cour de l’entreprise.

     Dans la cour étaient entassées des piles de planches de pin doré à la douce odeur de résine, des poutres de mélèzes, de pruches, des madriers de pin, de sapin et d’épinettes; toutes recouvertes d’une petite couche de neige. Une bonne partie de ce bois de construction était vendu brut, alors que d’autres piles attendaient devant l’atelier de traitement du bois pour subir les opérations de débitage, séchage et rabotage.
     Du bâtiment principal, deux grandes fenêtres à battants étaient ouvertes d’où provenait le bruit assourdissant d’une scie en opération. Ils y entrèrent, une forte odeur de résine les accueillit. Trois hommes, aux larges épaules, casqués d’acier et cache-oreilles sur la tête, étaient occupés à débiter le tronc d’un gros sapin monté sur le rail guide. Une poussière de sciure flottait dans l’air embaumée. Lorsque la dosse tomba, l’un d’eux, qui semblait être le contremaître, un personnage fortement ridé d’au moins la mi cinquantaine, chauve comme un genou, aperçut les visiteurs, poussa aussitôt un levier pour stopper la scie et s’approcha d’eux en dégageant ses oreilles tout en secouant le bran de scie accroché à son manteau court. 
-    Salut bin ! Y a-t-il queuk’ chose que j’peux faire pour vous aut’ ?
-    Nous voudrions rencontrer monsieur Ford, répondit Gaélen.

-    Y’é dans son bureau. Suivez-moi je vous prie.

     Le bureau de Joseph Ford occupait un petit coin à part et isolé de l’atelier de traitement du bois. Il y faisait chaud et partout cette odeur, parfois forte, d’effluves des diverses essences de bois mêlées. L’employé les présenta au patron qui leva les yeux des livres de comptes posés devant lui sur son bureau. Il reconnut Gaélen, se leva, tout souriant, serra les mains et débarrassa des visiteurs de leurs manteaux qui acceptèrent les chaises qu’il leur offrait. La conversation se déroula en anglais Jeune quarantaine, un début de calvitie et le visage parcheminé par de longues expositions au soleil et aux intempéries lui donnaient un air plus vieux. Il arborait une courte moustache en brosse et une barbe aux crins tissée de poils d’argent. Derrière ses lunettes rondes, ses yeux avaient un regard intelligent. Ses traits étaient rudes, mais une gaieté infantile brillait dans ses yeux.
     Sans plus attendre, Gaélen exposa ses projets. Il avait l’intention de bâtir une maison sur son lot et qu’à cet effet il aura besoin de bûcherons pour dégager un espace assez grand où elle sera construite, et qui devrait débuter vers la fin du printemps prochain. Mais tout d’abord il lui faudra des menuisiers pour bâtir un petit bâtiment avec écurie qui lui serviront de logis temporaire à lui et ses bêtes pour le temps que durera la construction.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

L’enfant nait

Date de dernière mise à jour : 10/01/2025

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