Blanche, devant eux, la route de la Chapelle sur laquelle ils circulaient, montait, descendait, s’incurvait au gré de la topographie des lieux. Elle s’effaçait pour reparaître plus loin, rétrécie, filiforme. D’autres fois elle s’élargissait sur une neige boueuse. Ils traversèrent des forêts bleues ou noires, dentelées d’une mince couche de neige. Les grelots du traîneau tintaient. Pour Ophélia, chaudement emmitouflée dans son manteau de fourrure, le trajet était féérique. Autour d’eux tout était immobile et silencieux et le paysage comme figé.
Lorsqu’ils furent arrivés à leur domaine, au bout du chemin que Gaélen avait baptisé Chemin d’Irlande Nord, elle s’émerveilla à nouveau en apercevant la rivière Vairon, largement étalée, avec au loin, en amont, ses ilots rocheux où l’eau écumait de rage, sa forêt de sapins et d’épinettes accrochés aux falaises et sa colonie de geais bleus volant et criant au-dessus d’une crique sablonneuse. On entendait le bruit assourdit de la chute à Gorrie qui faisait rage à environ un kilomètre de là, mais, du ciel blanchâtre et bas, descendait droite et sans se presser, une neige fine comme de la poussière, qui en atténuait la vue.
Sachant qu’ils y reviendraient dès le printemps prochain, la visite des lieux ne dura guère plus d’une heure, mais fut suffisante pour charmer Ophélia qui exprimait sa hâte d’y vivre dans SA maison. Puis Gaélen fit route vers le village. Au loin, sur les hauteurs qui surplombent la Vairon, se montraient les toits du village couverts d’une mince couche blanche et dominés par le clocher de l’église. Des maisons cossues, aux belles galeries peintes, s’alignaient avec ordre de chaque côté de la rue principale, bordée de trottoirs de bois. On apercevait au loin quelques fermes avec leurs bâtiments secondaires et leurs clôtures délimitant les champs. Quelques cheminées fumaient. Un paysan passa, tirant une chèvre par le licol. Il salua Ophélia qui lui répondit d’un mouvement de la main.
Quelques minutes plus tard, Gaélen stoppa l’attelage devant l’enseigne de la scierie. En contrebas, au pied de la chute à Billie, la Vairon roulait des eaux rapides et crachait de colère sur les rochers qui obstruaient son cours. La grande étendue d’eau formée par le barrage était d’un calme insolent comparé au bruit créé par le mouvement rotatif de la grande roue à augets alimentée par un bief équipé d’une vanne réglant le débit de l’eau.
Gaélen sauta au bas du traîneau, caressa l’encolure des chevaux en guise de remerciements avant de les attacher et d’aider Ophélia à mettre pieds à terre.
- La scierie doit tourner jours et nuits pour garder des réserves d’un tel niveau, dit-il d’un regard sur la cour de l’entreprise.
Dans la cour étaient entassées des piles de planches de pin doré à la douce odeur de résine, des poutres de mélèzes, de pruches, des madriers de pin, de sapin et d’épinettes; toutes recouvertes d’une petite couche de neige. Une bonne partie de ce bois de construction était vendu brut, alors que d’autres piles attendaient devant l’atelier de traitement du bois pour subir les opérations de débitage, séchage et rabotage.
Du bâtiment principal, deux grandes fenêtres à battants étaient ouvertes d’où provenait le bruit assourdissant d’une scie en opération. Ils y entrèrent, une forte odeur de résine les accueillit. Trois hommes, aux larges épaules, casqués d’acier et cache-oreilles sur la tête, étaient occupés à débiter le tronc d’un gros sapin monté sur le rail guide. Une poussière de sciure flottait dans l’air embaumée. Lorsque la dosse tomba, l’un d’eux, qui semblait être le contremaître, un personnage fortement ridé d’au moins la mi cinquantaine, chauve comme un genou, aperçut les visiteurs, poussa aussitôt un levier pour stopper la scie et s’approcha d’eux en dégageant ses oreilles tout en secouant le bran de scie accroché à son manteau court.
- Salut bin ! Y a-t-il queuk’ chose que j’peux faire pour vous aut’ ?
- Nous voudrions rencontrer monsieur Ford, répondit Gaélen.
- Y’é dans son bureau. Suivez-moi je vous prie.
Le bureau de Joseph Ford occupait un petit coin à part et isolé de l’atelier de traitement du bois. Il y faisait chaud et partout cette odeur, parfois forte, d’effluves des diverses essences de bois mêlées. L’employé les présenta au patron qui leva les yeux des livres de comptes posés devant lui sur son bureau. Il reconnut Gaélen, se leva, tout souriant, serra les mains et débarrassa des visiteurs de leurs manteaux qui acceptèrent les chaises qu’il leur offrait. La conversation se déroula en anglais Jeune quarantaine, un début de calvitie et le visage parcheminé par de longues expositions au soleil et aux intempéries lui donnaient un air plus vieux. Il arborait une courte moustache en brosse et une barbe aux crins tissée de poils d’argent. Derrière ses lunettes rondes, ses yeux avaient un regard intelligent. Ses traits étaient rudes, mais une gaieté infantile brillait dans ses yeux.
Sans plus attendre, Gaélen exposa ses projets. Il avait l’intention de bâtir une maison sur son lot et qu’à cet effet il aura besoin de bûcherons pour dégager un espace assez grand où elle sera construite, et qui devrait débuter vers la fin du printemps prochain. Mais tout d’abord il lui faudra des menuisiers pour bâtir un petit bâtiment avec écurie qui lui serviront de logis temporaire à lui et ses bêtes pour le temps que durera la construction.