La chaleur de ce mois d’août s’était abattue sur la ville. Nulle part on ne pouvait trouver de répit. Ils étaient dans l’une de ces petites rues à confidences, bordées de fleurs, dont la ville de Québec regorge, ressemblant à ces anciennes cartes postales entourées de dentelle. Ils se sont arrêtés à la Place d’Armes où Maureen avisa un banc et ils s’assirent côte-à-côte sous un énorme chêne. Un orchestre militaire jouait, dans un kiosque à proximité, La Pastorale de Ludwig van Beethoven. La belle musique, l’agréable compagnie de cet homme, elle se sentait sublimer. Elle murmura :
- Daniel, vous êtes vraiment un homme gentil et charmant. Je me sens bien près de vous, mais peut-être aviez-vous prévu d’autres occupations aujourd’hui ?
- L’occupation que j’ai en ce moment est la plus importante de toutes, dit-il en souriant. J’ai demandé et obtenu congé pour la journée que je tenais à partager avec vous, tous les deux, seul à seule. Je dois vous entretenir d’un projet qui me tient à cœur.
Il sentait sourdre en lui ce goût profond qu’il croyait avoir évacué à tout jamais lors de la mort de Bridget : l’élan de l’âme. Mais au moment de parler une gêne subite le serra à la gorge. Comment alors dominer cet inconfort ? Il le put, pourtant. Saisissant les deux mains de Maureen dans les siennes, il se jeta à genoux devant elle, et les yeux embués, la voix cassée à cause de l’émotion :
- Maureen, je vous aime depuis le premier jour où je vous ai rencontrée. Je vous aime comme un fou. Ce vieux fou que je suis, qui approche la quarantaine, mais qui a encore tant d’amour et d’affection à donner. Accepteriez-vous de devenir ma femme, d’unir votre vie à la mienne pour tout le temps qu’il nous reste à vivre ?
Le cœur de Maureen débordait. Elle dût respirer profondément à quelques reprises pour retrouver son calme. Elle se sentait enveloppée d’une magie indescriptible; elle nageait en plein bonheur. Elle prit le visage de Daniel entre ses mains, se pencha vers lui et colla ses lèvres sur les siennes dans un baiser voluptueux. Daniel comprit qu’aucun mot, ni quoi que ce soit d’autre, ne pouvait être plus expressif ni plus rassurant.
- Si tu es fou, alors je serai cette vieille folle qui accepte avec bonheur de partager ta vie.
Ils se levèrent. Des moineaux qui picoraient autour de la statue de Samuel de Champlain, s’envolèrent en pépiant. Main dans la main, rayonnant de bonheur, les deux tourtereaux flottaient dans un monde qui n’existait que pour et par eux. Lentement, ils dressaient des plans d’avenir. Assurément ils allaient se chérir et se dévouer l’un pour l’autre. Maureen se rappela une petite phrase que son père lui répétait lorsqu’elle ne se sentait pas bien dans sa peau : « Une petite voix nous rappelle parfois qu’on est pas né simplement pour mettre un pied devant l’autre, mais pour courir, chanter, voler ! »
- Et je rajouterai à cela qu’on est né surtout pour vivre et aimer !
Dans la salle de spectacle de l’hôtel de Payne, ils ont assisté à deux spectacles : le premier avant le lever du rideau, à regarder et commenter les toilettes des spectateurs, petit jeu qui amusa surtout Daniel et le second la pièce qui les laisse tous deux éblouis. Pour la première fois de sa vie, Daniel voit une « pièce en vrai » comme il dit, et la différence qu’il constate entre la représentation d’aujourd’hui et les petites pièces de théâtre d’enfants ou d’amateurs est tellement grande qu’il en a les larmes aux yeux. L'opérette La Vie Parisienne de Jacques Offenbach avec chant, musique, et danse est à l’affiche ce soir. Les interprètes, dont Seamus O’Brien (dans le rôle de Raoul de Gardefeu : un personnage plein d'aventures et de rebondissements dans cette comédie musicale joyeuse et enlevée), incarnèrent leurs personnages respectifs avec la plus grande justesse et donnèrent satisfaction infinie à un auditoire très nombreux et respectable. La voix de Seamus portait loin, soutenue par un esprit de décision et un solide désir d’affirmation. Il lui manquait encore l’autorité que l’âge et l’expérience vécue était appelée à lui conférer. Entre-temps, agissait pour lui ce regard profond, droit, appuyé et qu’il posait en plein dans les yeux de son interlocuteur. Il avait remarqué que cette façon de faire augmentait son pouvoir de persuasion et peu-à-peu l’avait intégré à tous ses rapports avec ses semblables. À la fin du spectacle, ils sont allé chaudement féliciter Seamus dans l’immense arrière-scène déjà bondée de spectateurs désireux de rencontrer et féliciter, eux aussi, les acteurs. Seamus était enthousiasmé par la vive réaction de l’auditoire et visiblement heureux de sa propre performance. Applaudissements et rappels s’étaient succédés sans arrêt pendant de longues minutes. Ils en profitèrent pour lui annoncer leur prochain mariage. Cette soirée était indéniablement magique.
- C’est avec une très grande joie que je partage votre bonheur, vous faites un couple charmant. Confidence pour confidence, annonça Seamus arborant un immense sourire, on nous a appris, juste avant d’entrer sur scène, qu’au mois de mai prochain notre troupe allait se produire à Montréal puis à Albany dans l’État de New-York; quinze représentations à chacune des villes. L’imprésario s’était entretenu la veille avec Madame Doré, chez qui je prends mes cours de chant, et dans quelques jours un spécialiste viendra nous aider à monter un spectacle de chants tant classique que de folklore Irlandais; spectacle que je serai seul, à donner, avec mon orchestre. Ce monsieur a parlé de Boston où plusieurs dizaines de milliers de nos compatriotes ont immigré. Il voudrait que je sois prêt avant la fin de l’été; les représentations sont prévues pour la fin de septembre prochain.
Pendant son séjour à Montréal, Seamus en profita pour assister à la prestation des danseuses viennoises venues exécuter La danse des fleurs, Le pas hongrois et Un pas oriental. Insatiable, il assista à la représentation de la comédie de Shakespeare : Much ado about nothing au tout nouveau théâtre de la place Dalhousie; là même où il se produira avec sa troupe dans quelques jours. Au fil des mois, sont talent fut reconnu et recherché. L’opéra l’attirait et un metteur en scène de renom lui propose deux rôles : La Somnambula de Vincenzo Bellini en premier et Fra Diabolo, de D.-F.-E. Auber par la suite. En quelques bonds, il fit son entrée dans la gloire, mais se rappelant son origine paysanne, il a toujours su garder la tête et les deux pieds bien ancrés dans la réalité.
Lorsqu’ils sortirent de la salle de spectacle, la chaleur persistait malgré la bruine qui tombait. Une fine vapeur montait des trottoirs et du pavage de la rue mouillée dessinant des volutes tourmentées par un vent léger. Daniel ouvrit son parapluie, attira Maureen tout contre lui en la tenant par la taille, elle appuya la tête contre son épaule; elle était au paradis. Soudain, alors qu’ils se préparaient à descendre la Côte-de-la-Montagne, ils furent accueillis par des vents plus forts et plus frais provenant du fleuve, le temps changeait brutalement.
D’habitude le vent du Nord est un personnage de clarté, ce soir, il est noir comme dans l’âme du diable. Il ne court pas au ras du sol et du fleuve, il mène sa charge jusque dans les hauteurs du Cap-Diamant. Il a tiré d’on ne sait où des nuées épaisses et lourdes. Il bouscule un ciel de plomb. De loin en loin, il en déchire d’immenses bandes qui laissent tomber sur la ville des trombes d’eaux glaciales.
De tous les coins de l’horizon arrivèrent des troupeaux de nuages noirs. Ils avaient des toisons crêpues. Trop lourds pour continuer, ils crevèrent en pluie. Le parapluie résonna comme une peau de tambour. Les lointains disparurent, haché menu par les couteaux de l’averse. Un éclair vrilla soudain le ciel. L’orage n’était pas loin. Un vent de plus en plus soutenu se levait. Fleurs et plantes courbaient la tête au gré du vent.