Équipe médicale

 

     Suivaient derrière, Margie et Seamus. Les exclamations d’enthousiasme qu’arrachèrent à Margie l’herbe verte, les maisons de bois et le panorama des montagnes au loin, se perdirent dans le tintamarre des corbeaux qui regagnaient en croassant les arbres où ils nichaient à l’approche de la nuit. Puis, fermant la marche, Gaélen et Ophélia, main dans la main, épaule contre épaule qui étaient tout sourire l’un pour l’autre. Ophélia et Gaélen s’étaient déchaussés et traversèrent à pas lent le petit terrain couvert d’une riche herbe verte en riant comme des enfants jusqu’à l’entrée d’un grand bâtiment de bois qui tenait lieux d’hôpital.
     Devant l’afflux de ces miséreux, il régnait dans l’hôpital une activité frénétique. Le docteur George M. Douglas, un écossais, surintendant médical à la Grosse-Île, énergique et dévoué, était un médecin très respecté qui y joua un rôle majeur. Son objectif était de séparer les émigrants malades des voyageurs en santé ou en observation, mais devant néanmoins se soumettre à la quarantaine, et de traiter les malades dans des installations différentes. Il s’était installé à la porte pour diriger les brancardiers. Passant la tête par la porte, il cria au-dehors :
- Allez, les gars, placez les brancards le long du mur dans le vestibule qu’on puisse s’en occuper sans délai. Les équipes des docteurs Morency et Blouin feront le tri : unité deux et trois pour les malades, unité quatre pour les bien portants.
     Le « Journal de Québec » dresse un bilan (publié le 12 juin) de la situation à la Grosse-Île depuis le début de la saison de navigation (avril). À ce jour, 25400 émigrants sont arrivés, de ce nombre, 1097 sont décédés en mer, 900 autres sont morts à l’hôpital de la Grosse-Île ou sur les bateaux en quarantaine. En date du 4 juin 1847, 1150 émigrants étaient malades à l’hôpital et 1200 autres à bord des navires car, toujours en date du 4 juin, 43 navires étaient présents et faisaient la file dans l’attente d’une place au débarcadère. Dorénavant, tous les bateaux devront être fumigés avant qu’un officier des douanes, stationné à la Grosse-Île, puisse émettre un permis pour qu’il poursuive sa route vers Québec.
     Les médecins et le personnel soignant, en nombre nettement insuffisant, avaient fort à faire. Qu’il suffit de mentionner que pour le seul mois de juin de 1847, le personnel a dû faire face à 8691 hospitalisations, soit 3534 hommes, 2763 femmes et 2394 enfants. Selon le surintendant Douglas, ces hospitalisations se chiffraient à une durée moyenne quotidienne d’environ 1307 patients. Évidemment, la dysenterie et surtout le typhus figuraient parmi les maladies les plus importantes.
     Une équipe médicale était en train de trier les malades, décidant qui pouvait attendre quelques heures, qui encore quelques jours. En vérité, ce dernier cas était rare car on envoyait dans les hôpitaux que les malades les plus mal en point. Les autres étaient soignés dans les infirmeries. Les valides et les bien-portants n’attiraient visiblement pas la compassion. Avec tous ces malades qui arrivaient presque sans arrêt, il aurait été odieux de se plaindre à qui que ce soit.
     La pièce où l’on avait fait entrer temporairement les valides était, de toute évidence, une de celles où les médecins et le personnel infirmier venaient passer leurs moments de loisir et qui servait également de salle de réunion. Ces moments devaient être assez rares, à en juger par l’ameublement réduit et inconfortable. C’est donc à l’unité quatre que nous retrouvons nos amis ainsi qu’une cinquantaine de compatriotes. C’est aussi dans ce bâtiment qu’ils firent la connaissance de Maureen Murray, une jeune femme originaire de Dublin.

 

Maureen Murray

     Maureen était arrivée à la Grosse Île l’automne précédent. Le malheur avait voulu que son mari et ses deux jeunes enfants aient été atteints du choléra et décédés en pleine mer à bord du vaisseau qui les transportaient au Canada. Une forte fièvre avait submergé John, le mari de Maureen, le forçant à demeurer couché. Elle sentit sa gorge se nouer lorsqu’elle vit les premières taches sur la peau de son mari, indisposé depuis quelques jours qui n’avait pas voulu inquiéter sa femme et avait caché son état. Maureen, en tenant sa croix, pria le ciel  de sauver John, mais les marques rouges se répandirent sur tout son corps. La fièvre l’emporta une nuit noire.
     Maureen pleura en étreignant l’homme auprès duquel elle avait connu tant de bonheur malgré les difficultés. À l’aube, impuissante, elle regarda les marins jeter son corps dans l’océan. Voilà que le typhus avait fait irruption à bord et la panique se propagea dans tous les cœurs. Quand elle le pouvait, Maureen emmenait ses enfants sur le pont. Elle espérait que l’air frais du large purgerait leurs poumons et les préserveraient de la terrible maladie. Mais quelques jours plus tard, les deux enfants subissaient le même sort que leur père. Les corps, comme de nombreux autres, furent jetés par-dessus bord. Une mort atroce qui lui nouait la poitrine rien que d’y penser. Une fin qui lui faisait serrer les poings. Elle sentait monter en elle la colère. Son impuissance à secourir les siens la rongeait. En y pensant, Maureen refoulait une larme, car les visages des chers disparus étaient là, mais quelque chose lui disait que du monde où ils étaient partis, ils la regardaient sur cette île, qui n’avait de gros que le nom parce que c’était la plus importante de l’archipel où, pourtant, aurait pu venir le bonheur.
     Veuve éplorée à trente-deux ans, elle avait décidé de dédier une partie de sa vie à aider ses  compatriotes dans le besoin, à adoucir leurs souffrances et tenter de les guérir. Son travail était très apprécié tant des malades que du personnel puisqu’elle savait comment communiquer avec eux dans leur langue et leur chantait, en gaélique, des chansons du terroir irlandais. Elle avait emmené dans ses bagages le livre « Oliver Twist » de Charles Dickens et en faisait la lecture à haute voix devant un groupe de malades, un chapitre par jour. Personne ne resta insensible à son humour et à sa vivacité. Elle consentait aux démunis à se faire dicter une lettre pour leur mère ou pour tout autre destinataire qu’elle postait à Québec lors de ses jours de congés. Elle était devenue indispensable.
     Martha s’approcha d’elle pour lui offrir son aide alors qu’elle était au chevet d’une jeune femme étendue sur une civière, Maureen lui répondit d’une voix pleine d’humour :
- C’est juste comme je disais : ce qu’il faut à cette petite, c’est de la chaleur dans son lit, un bol de lait bien chaud avec quelques goutes de whisky, la présence de Maureen et une bonne conversation avec Jésus pour compléter le traitement. Je parlais justement à Jésus pendant que je la soignais et lui disait que c’était Lui qui allait la guérir. Je sais bien qu’Il le fera. Seigneur, disais-je, je vous demande pas un gros travail comme avec Lazare, juste un petit coup de pouce pour cette pauvre petite qui se sent pas bien. C’est bien comme ça que nous soignaient nos mères et nos grands-mères en Irlande; des méthodes simples, mais très souvent efficaces.

     Ailleurs, des malades luttaient pour ne pas perdre tout sens de l’humour dans ce dortoir sinistre. Il y en avait d’autres qui, effrayés par la terrible maladie, étaient accablés par la douleur et le poids de la vie. Il fallait les inciter à défier la mort. À ceux qui étaient plus gravement atteint, Maureen accordait, à son corps défendant, pitié, sympathie et une espèce d’étrange tendresse douce-amère. Le morne silence et la grisaille cédaient devant son sourire. Cela donnait de l’éclat à la journée, étincelle minuscule mais brillamment perçue. Des rires étouffés, le murmure de paroles échangées à voix basse couvrait de plus en plus souvent les gémissements de douleur. C’était pour elle une épreuve insupportable de voir ces hommes et ces femmes lutter pour survivre. Elle avait été plus d’une fois obligée de se retirer pour qu’on ne la voie pas presser désespérément ses mains tremblantes sur sa bouche, en essayant de réprimer un sanglot, tandis que des larmes ruisselaient sur ses joues. Tous les efforts qu’elle fit pour s’endurcir furent voués à l’échec.

 

Fin de quarantaine

     Tous les lundis, comme à leur habitude, les médecins se réunissaient de bonne heure pour faire la tournée des malades. C’était pendant cette inspection que les hospitalisés avaient l’occasion d’exprimer leurs doléances ou de se plaindre de leurs malaises. Mais, docteurs et infirmiers, étaient toujours suivis de près par le surintendant Douglas. C’était lui qui décidait de ceux qui, hommes, femmes ou enfants, étaient maintenant en bonne forme pour céder leur place aux nouveaux arrivants et quitter la Grosse-Île pour Québec, Montréal ou tous autres destinations à leur convenance où déterminées par les agents de l’émigration.
     Ces lits ne restaient pas longtemps inoccupés, un autre groupe d’immigrants arrivait dans la matinée même. Et, éternel recommencement, l’accostage d’un nouveau navire signifiait nouveaux immigrants en mauvais état nécessitants un espace pour les accueillir et des soins d’urgence.
     À plus ou moins dix jours de leur arrivée, les biens portants devaient se soumettre à un examen approfondi de leur état de santé. Ceux qui ne présentaient plus de signes de contagion, dont nos six amis et les quatre musiciens, étaient conduits aux agents d’émigration afin de décider du lieu dans la société québécoise qui leur convenait le mieux. Thomas et Gaélen ont demandé à ce que leur groupe soit envoyé à Québec où tous voulaient s’établir, demande qui fut acceptée.
     Ils durent répondre à des dizaines de questions, remplir et signer de nombreux formulaires en double exemplaires dont ils devaient remettre leur copie au bureau d’émigration au port de Québec après s’être présenté aux douanes, heureusement sis dans le même édifice. À la question à savoir s’ils avaient un endroit où résider, Thomas se sentit tout fier d’annoncer :
- Nous avons l’adresse d’une maison à louer rue Petit-Champlain, mais nous devons d’abord rencontrer le propriétaire qui tient boutique au marché Findlay afin de signer le bail avec lui.

     Les procédures médicales et l’entretient avec les premiers agents d’émigration terminées, ce jour-là, cinquante-six personnes, dont nos amis, ont pris place à bord du Saint-George, un bateau-vapeur, faisant la navette entre la station de quarantaine et le port de Québec. Un second et interminable entretient avec Alexandre Buchanan, un irlandais, exerçant les fonctions d’agent britannique d’émigration à Québec, chacun à tour de rôle, ainsi que le contrôle des douanes, a entamé toute leur journée. Ce n’est que vers sept heures du soir qu’ils purent se rendre au marché Findlay, à quelques pas seulement, rencontrer le propriétaire de la maison à louer dont leur avait suggéré Maureen quelques temps auparavant.

Les orphelins de la Grosse-Île.
    « J’ai été ému de la générosité de certaines personnes qui ont adopté des orphelins irlandais et leur ont donné une vie décente, à Québec et à Montréal. »[1]
     Le 19 juillet 1847, le journal Le Canadien de Québec informe ses lecteurs que M. Harper, curé de Bécancour sur la rive sud du Saint-Laurent, en face de Trois-Rivières, parti de la Grosse-Île pour retourner dans sa paroisse, a amené avec lui douze orphelins réclamés par un grand nombre de ses paroissiens. M. O’Reilly, parti le même jour, en a amené trois. Ces deux messieurs ont eu beaucoup de peine, à leur arrivée à Trois-Rivières, à conserver les enfants dont ils s’étaient chargés. Des citoyens charitables voulaient absolument s’en emparer.
     Des milliers d’enfants se sont retrouvés orphelins durant la migration, vers le Canada, des Irlandais victimes de la famine de 1847. Les pouvoirs publics, les organismes caritatifs privés et les représentants religieux ont tous joué un rôle pour faire face à cette crise. De nombreux orphelins ont été placés chez des parents ou au sein de familles irlandaises. Un nombre considérable d’entre eux ont également été pris en charge par des catholiques francophones du Canada-Est[2], et par des protestants anglophones au Nouveau-Brunswick. De nombreuses familles ont adopté les orphelins par charité, mais la plupart étaient motivées par l’arrivée d’une main-d’œuvre supplémentaire sur la ferme ou au foyer.
     Le nombre de migrants enfants qui se retrouvent orphelins en 1847 est sans précédent. À la fin de cette année, des milliers d’enfants se retrouvent orphelins. Le nombre exact est difficile à déterminer, car nombre d’entre eux ont été placés de manière non officielle et les registres n’en ont pas gardé trace. Approximativement neuf orphelins sur dix étaient catholiques.
     Les églises assument de nombreux coûts associés aux soins prodigués aux orphelins grâce à l’argent levé lors des collectes du dimanche et des campagnes caritatives. Au cours des quatre derniers mois de 1847, le gouvernement augmente sa participation et rembourse les dépenses afférentes aux vêtements, aux abris, à l’assistance médicale et aux déplacements offerts aux orphelins. La plupart des orphelins du Canada-Est sont placés dans des familles de même confession, mais pas forcément de même origine ethnique. À Québec, par exemple, plus de la moitié des orphelins ont été placés au sein de familles francophones catholiques,
     À l’époque, la procédure d’adoption en Amérique Britannique du Nord est informelle et non contraignante. Le terme « adoption » est utilisé, mais dans les faits, il s’agit plus d’un accueil au sein d’une famille ou d’une mise en apprentissage. Malgré cette situation, les récits relatés de génération en génération suggèrent que la plupart des orphelins ont été correctement traités par leur famille d’accueil. L’orphelin Daniel Tighe, par exemple, adopté par la famille Coulombe, de Lotbinière, a fini par hériter de la ferme familiale et a fait part à ses descendants de ses souvenirs chaleureux concernant ses parents adoptifs dont un grand nombre habitent à la campagne.


[1] Note personnelle de l’auteur.
[2] Canada-Est, maintenant la Province de Québec.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(2e partie) :

37- L’éprouvant périple
38- Le fléau
39- L’épidémie du typhus
40- Loin de la verte Erin
41- À bord du bateau
42- Un amour naissant
43 Le banc des amoureux
44- Le dilemme
45- La tempête
46 – Dans un tourbillon
47 – Terre… Terre…!
48- Le Grand Fleuve
49 – La Grosse Ile
50 – Enfin à terre
51 – Équipe médicale
52- Maureen Murray
53 – Fin de quarantaine
54- Vie de citadin
55 – Rue Petit-Champlain
56 – Le marché Findlay
57- Chantiers naval
58- L’entrevue avec George Stuart
59- Thomas au développement de la ville
60- Jour de fête
61- Joseph Signay
62- Le squatteur
63- Devenir son maître
64- La chasse aux canards 
65- Les jours passent
66- C’est la fête
67- Fiançailles
68- Octroi de terres
69- Les lots
70- Dindons sauvages
71- Qui est le père Damase ? 
72- Chavigny
73- Peau de loup
74- Chavigny en traîneau
75- L’enfant nait
76- Quai de Portneuf
77- La maison
78 - La chute à Gorry
79- Maureen et Daniel (1)
80- Maureen et Daniel (2)
81- Maureen et Daniel (3)
82- Wendake
83- Quimmik
84- La petite maison
85- Les loups

(début de l’histoire)

Flech cyrarr

A suivre :

Vie de citadin

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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